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pour elle les fines moqueries décochées à ce bas-bleu aristocratique ; car il y a une aristocratie très déterminée aux États-Unis. Lady Clydesdale, la grande dame anglaise qui vient soutenir en Amérique les théories les plus avancées de l’émancipation des femmes et les principes de l’égalité, l’apprend avec douleur. « Égaux ! s’écrie Jem Gunning, la bonne farce ! Mais on n’est nulle part plus exclusif qu’à New-York ! Les quatre cents ferment leur porte à qui n’a pas d’argent, je vous en réponds ! »

Et Mrs Courtly ajoute avec un de ses sourires à la Joconde :

— Nous sommes très fiers de notre généalogie quand nous en avons une ; pour peu que nous nous connaissions un arrière-grand-père, nous citons toujours ses hauts faits dans la guerre de l’indépendance.

Mrs Van Winkle va plus loin. Non contente d’avoir fait beaucoup parler d’elle par son audacieux roman de Phryné, elle prétend être un leader de la société de son pays en attendant que son mari, qui appartient à une vieille famille knickerbocker, aille diplomatiquement représenter à Saint-James le sang bleu d’Amérique. Ce sang bleu n’est pas assez riche pour donner des fêtes, mais il honore de sa présence celles des parvenus et il s’acquitte ainsi, il s’acquitte même au-delà. Le miracle est que cette élégante folle soit une bonne épouse et une bonne mère. Au fond, elle n’a qu’un vice, mais il est grave : elle aime à étonner. Telle qu’elle est, Mrs Van Winkle paraît plus amusante aux Ballinger que miss Lobb, le spécimen par excellence de la haute culture qui, en se mettant à table, interpelle sans préambule son plus proche voisin sur les forces cosmiques non développées, pour déclarer une minute après que le paupérisme, cette plaie des vieilles civilisations corrompues, est définitivement extirpé du sol de la libre Amérique.

À peine sir Mordaunt Ballinger est-il débarqué que la société se l’arrache ; les invitations pleuvent chez lui depuis les lettres d’affaires jusqu’aux billets teintés de rose. On lui offre de grands dîners aux différens clubs, des banquets particuliers et tous les plaisirs qui peuvent tenir dans une journée, à partir du thé de quatre heures. Jamais le courant de l’hospitalité ne s’empara d’un étranger avec une plus aimable violence. Et il y a aussi des luncheons de dames ; la formule consacrée se retrouve partout « pour rencontrer miss Ballinger ; » Grâce reçoit des loges, des bouquets à foison ; les dîners ne sont qu’en trop grand nombre ; il y en a d’amusans, entre autres, tel dîner offert au frère et à la sœur par un célibataire, M. Sims, au fameux restaurant Delmonico ; il leur présente des individualités bien américaines que les conventions régnantes parmi les quatre cents n’ont pas encore jetées dans le