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essentiel à toucher ; mais il faut reconnaître que le patriotisme et la bienfaisance en profitent. L’académie californienne des sciences, les bibliothèques Astor et Lennox à New-York, la Newbery Library à Chicago, la galerie Corcoran à Washington, et les hôpitaux, les collèges, les musées qui se multiplient partout, attestent un grand esprit public qu’on ne saurait trop louer.

Cette part une fois faite à l’admiration, M. Aïdé n’est pas précisément de l’avis de son compatriote, M. Bryce, sur la pleasantness, sur l’agrément de la vie américaine. Il admet que les classes inférieures soient plus heureuses qu’ailleurs, grâce aux gros salaires et à l’espoir bien fondé de réussir à s’élever sur l’échelle sociale ; un ouvrier qui gagne dix shillings par jour, une servante qui se fait payer cinquante ou soixante livres sterling par an, n’ont pas lieu de joindre leurs clameurs à celles des socialistes ; mais à en croire un gentleman anglais, un artiste du grand monde habitué à tous les raffinemens de l’élégance intellectuelle, la vie des classes supérieures en Amérique n’est guère enviable. Ce qui le frappe chez les hommes, c’est la fatigue qui suit l’excès de travail, et chez les femmes l’idée fixe du changement, de l’incessante distraction. — Chaque fois, nous dit M. Aïdé, que j’ai demandé comment il arrivait que les petits théâtres fussent plus fréquentés que les grands à New-York, on m’a répondu : « Nos hommes, après les affaires de la journée, sont trop las pour pouvoir penser ; ils ne veulent que de l’amusement, ce qui les fait rire leur suffit. »

Un tel état de prostration mentale ne saurait donner l’idée d’un très haut degré de jouissance. Les richesses de l’Amérique étant dues en grande partie à la spéculation, il s’ensuit inévitablement pour leurs possesseurs beaucoup d’anxiété, d’excitation nerveuse et un certain épuisement. Seul un voyage en Europe, l’Océan mis entre soi et la pluie quotidienne des télégrammes, peut assurer un peu de répit au millionnaire surmené.

L’agitation des femmes américaines, qui affecte des formes diverses et souvent dignes d’éloge, semble donner raison plus encore à M. Aïdé. Certes une femme à la mode est probablement à peu près la même dans toutes les capitales du monde, mais le charme même de ses manières, cette vivacité d’oiseau sautillant d’une branche à l’autre, fait de l’élégante de New-York quelque chose de très différent de son équivalent de Londres par exemple. Elle n’a jamais besoin de repos ; pour elle, la campagne, c’est Newport, le chemin de fer, le yacht, la réception, pendant quelques semaines, de ses amis et connaissances dans une villa où l’on s’amuse. Ne lui parlez pas de repos prolongé aux champs, des intérêts simples et des