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Dernière citation : un vers de Banville :


Et j’ai trouvé des mots vermeils
Pour prendre la couleur des roses.


Ici, décidément, nous abordons une terre connue ; « un mot vermeil, » c’est une image, une figure de langage, une métaphore poétique, tout ce que l’on voudra, tout, excepté de l’audition colorée. Nous arrivons donc, au terme de cette série de tâtonnemens, à saisir des formes de pensée qui sont connues de tous ; et il est curieux de voir que l’état mental de l’audition colorée, si bizarre malgré toutes les explications qu’on peut en donner, a une parenté lointaine avec une des plus vieilles expressions du langage, avec la métaphore.

Ce dernier mot mérite d’être retenu, et notre courte incursion dans le domaine de la littérature, en ajoutant quelques traits nouveaux à la définition de l’audition colorée, permet de mieux comprendre cet état mental ; quel que soit le point de vue auquel on se place pour le définir, on aboutit à la même conclusion.

Au point de vue littéraire, l’audition colorée apparaît comme une déformation de la métaphore ; la métaphore est un rapprochement intelligent de choses différentes, rapprochement fondé sur une raison quelconque, au moins sur une identité de sentiment ou sur une coïncidence fréquente et naturelle ; dans l’alphabet coloré, le rapprochement est absolument dépourvu de sens.

Au point de vue psychologique, l’audition colorée est une déviation, si légère qu’on la suppose, de la marche normale de la pensée ; notre pensée a une tendance à reproduire l’ordre réel des choses extérieures comme dans nos souvenirs, ou à découvrir un ordre logique, comme dans nos raisonnemens, ou même à édifier un ordre fictif, mais toujours possible, comme dans nos actes d’imagination ; quand une personne associe des sons aux couleurs, elle subit des liaisons d’idées qui n’ont aucun des caractères précédens et qui ont la force, la permanence, la ténacité d’une obsession. Enfin, si nous nous plaçons au point de vue social pour juger ce phénomène, c’est-à-dire si nous recherchons quelle est la catégorie de personnes qui en est tributaire, nous constatons, avec les auteurs, que la petite élite qui présente de l’audition colorée est composée en majeure partie de personnes instruites, d’artistes, de gens de lettres ; la faculté de colorer des sons est plus fréquente chez les intelligences affinées par la culture que parmi les natures robustes et épaisses. Le paysan qui sème le blé de la moisson ne connaît pas ces subtilités de la pensée.


Alfred Binet.