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pour les vers de Baudelaire. Ce qu’on éprouve en lisant avec attention la prose de Théophile Gautier, c’est une impression éblouissante ; je ne dis pas qu’on comprend nettement la transformation du son en couleur, mais on saisit quelque chose, et l’effet produit est certainement de nature artistique.

N’oublions pas un artiste de rare valeur, M. Huysmans, qui, dans un de ses romans, À rebours, a décrit avec une virtuosité remarquable des associations entre sensations disparates. Ces descriptions ont été, elles aussi, considérées comme représentant un état d’esprit comparable à l’audition colorée, avec cette différence que la couleur serait remplacée par des impressions de goût ; ce serait une sorte de gustation auditive. La description est assez longue ; nous n’en citerons que quelques passages. Le héros de l’auteur, Jean des Esseintes, se plaît à écouter le goût de la musique. « Chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette, dont le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au hautbois, dont le timbre sonore nasille ; le kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridens éclats de piston et de trombone… » Chaque saveur, on le voit, présente une association précise. Il y a aussi des accords : « Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que des quatuors d’instrumens à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l’alto simulé par un rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant, comme le violoncelle ; avec la contre-basse corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. » Puis, les mélodies : « Il était parvenu, grâce à d’érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre dans sa bouche des soli de menthe, des duos de vespétro et de rhum. » Puis, des morceaux de musique : « Il composait lui-même des mélodies, exécutant des pastorales avec le bénin cassis, qui lui faisait roulader dans la gorge des chants emperlés de rossignol ; avec le tendre cacao-chouva, qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles que « les romances d’Estelle » et les « Ah ! vous dirai-je maman, » du temps jadis. »

Toutes ces désignations sont très nettes, très précises, et au fond, peu claires ; on admire surtout la facture, mais on ne comprend guère ces comparaisons, et si la description se prolongeait, on fermerait le livre. L’auteur s’est plu à peindre un moment la bizarrerie d’un détraqué, il n’a point cherché une nouvelle forme de l’expression artistique.