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rions ne pas aller plus loin. Mais les choses de l’intelligence n’ont point de limites brusques, elles se fondent insensiblement les unes dans les autres ; à côté de l’audition colorée, nous percevons chez quelques artistes des manières de penser et de sentir qui diffèrent extrêmement peu des précédentes, car elles ont comme caractère commun d’établir des « correspondances » entre l’œil et nos autres sens. Ce n’est plus là, certainement, ce que nous avons étudié jusqu’ici, mais c’est un état psychologique voisin, et il serait difficile de les distinguer par un mot précis. Si le poète Rimbaud découvre une correspondance entre le son de la lettre i et « la pourpre du sang craché, » Baudelaire, dont les symbolistes se réclament, affirme des correspondances analogues : « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant, — doux comme les hautbois, verts comme les prairies. » Même effort, semble-t-il, pour rapprocher en une seule sensation des choses qui semblent disparates à nos esprits grossiers. Et cependant, on perçoit d’une manière confuse que, dans les deux cas, la poétique n’est pas la même, et on hésiterait à dire que Baudelaire a éprouvé les impressions de l’audition colorée. Ce qui frappe dans ce dernier état, c’est que l’association est, en dernière analyse, inexplicable, et qu’elle est cependant d’une précision extrême, inexorable. « I est rouge, » nous en revenons toujours là, car cette phrase renferme toute l’audition colorée. Rien de plus clair que l’affirmation, rien de plus obscur que la chose affirmée. Dans les vers de Baudelaire, ces caractères paraissent manquer ; la comparaison est plus vague, les images évoquées sont plus flottantes ; et il semble que la correspondance que le poète cherche à établir repose sur quelque sentiment commun, qui forme le lien caché des choses.

Théophile Gautier, encore un de ceux qu’on a cités à propos de l’audition colorée, a insisté avec raison sur ce sens des correspondances, qu’il croit nécessaire au poète. Lui-même nous a laissé quelques belles descriptions qui appuient sa théorie, car les sons s’y mélangent aux couleurs de la manière la plus fantastique. Décrivant les perceptions désordonnées que produit le haschich, il arrive par degrés au moment où l’enivré perd la conscience, non-seulement de ce qui l’entoure, mais encore de sa personnalité. Un des assistans s’était mis au piano et jouait du Weber. Citons seulement une ou deux phrases :

« Les notes vibraient avec tant de puissance, dit-il, qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses ; bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même ; mes doigts s’agitaient sur un clavier absent ; les sons en jaillissaient bleus et rouges… » Voilà bien les sons revêtus de couleur, tels qu’ils se présentent dans l’audition colorée ; et cependant, nous éprouverons encore, malgré cette similitude, les mêmes doutes d’interprétation que