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compte du point de départ des auteurs ; elle nous paraît, au contraire, très claire, très simple et très candide ; c’est un essai d’adaptation fait avec beaucoup de conscience. Quelques détails suffiront pour en juger. Nous savons déjà que, dans l’audition colorée, certaines voyelles s’accompagnent toujours des mêmes représentations mentales de couleur. Les auteurs du Cantique des cantiques ont donné une forme matérielle à ces associations d’idées. Voici un personnage qui s’avance vers la rampe ; on lui fait tenir un discours dans lequel, par un heureux choix de mots, revient constamment la même voyelle, l’i, par exemple ; et, pour indiquer aux yeux du spectateur l’idée de couleur orangée qui, pour un petit nombre de personnes, se dégage de cette voyelle, le personnage en question se présente dans un décor orangé. Il en est d’autres dont le récitatif a d’autres voyelles dominantes, et qui se meuvent dans des décors rouges, bleus, verts. Puis, pour augmenter les nombres des concordances et les rendre plus complètes, les auteurs ont lié à chaque voyelle et à chaque couleur un parfum particulier, et une note musicale également déterminée ; et, naturellement, comme il faut traduire tout cela sous une forme matérielle, pendant que le récitatif était en i et que le décor était orangé, on faisait entendre une symphonie en dans la coulisse et on pulvérisait des parfums de violette blanche près du trou du souffleur. Il aurait été intéressant de connaître le jugement des rares individus, perdus dans le public, qui avaient de l’audition colorée, et dont les impressions auraient pu être d’accord avec celles des auteurs ; on se demande si une personne qui colore l’i en orangé eût éprouvé une satisfaction quelconque à entendre un acteur prononcer des discours en i pendant que la silhouette de cet acteur se détachait sur un fond de toile peint en couleur orangée ; nous en doutons un peu. Quant aux auteurs de cette tentative originale, ont-ils personnellement de l’audition colorée ? A priori, on peut supposer que non, parce qu’ils sont deux et qu’ils ont réussi à s’entendre. Nos renseignemens particuliers ont confirmé nos prévisions ; les auteurs n’éprouvent personnellement aucune impression chromatique ; mais ils pensent tirer de ces associations des effets savans ou agréables. Ils ont tort, à notre avis, de demander ces effets au théâtre, dont l’art repose surtout sur des sentimens généraux, communs à toutes les personnes qui composent un public ; l’audition colorée trouverait mieux sa place dans le roman, genre plus intime, où l’auteur tient avec son lecteur une conversation à deux et peut lui communiquer des impressions délicates et personnelles. C’est un dernier essai à tenter. Sera-t-il plus heureux que les autres ?

Ici finit l’histoire littéraire de l’audition colorée, et nous pour-