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peuvent pas s’entendre ; elles accordent aux lettres des couleurs différentes, et chacune est choquée par les couleurs de l’autre, qui lui paraissent inexactes et ridicules. Il devait donc se trouver un poète, qui, percevant des couleurs autres que celles de Rimbaud, protesterait contre son sonnet ; c’est ce qui est arrivé. En 1886, M. René Ghil, dans son Traité du verbe, critique les soi-disant erreurs de Rimbaud, qu’il appelle le poète maudit.

« Et d’Arthur Rimbaud la vision doit être revue, ne l’exigerait que l’erreur sans pitié d’avoir sous la voyelle si évidemment simple, l’U, mis une couleur composée, le vert.

« Colorées ainsi se prouvent à mon regard exempt d’antérieur aveuglement les cinq :


A noir, E blanc, I bleu, O rouge, U jaune. »


Et continuant avec confiance sa distribution des couleurs, le nouveau poète décrète que le son des orgues est noir, celui des harpes blanc, celui des violons bleu, celui des cuivres rouge, et celui des flûtes jaune. Puis il rattache à ces différens instrumens les diphtongues : « IE et IEU seront pour les violons angoissés ; OU, IOU, UI et OUI seront pour les flûtes aprilines ; AE, OE pour les harpes rassérénant les cieux ; OI, ION, ON pour les cuivres glorieux ; IA, EA, OA, UA, OUA pour les orgues hiératiques… »

Nous ignorons si M. Ghil a personnellement de l’audition colorée ; la question par elle-même est peu intéressante pour le débat littéraire, car sa description est assez précise et assez rigoureuse pour émaner d’une personne qui décrirait sincèrement ce qu’elle éprouve. Nous ne chercherons pas à mettre sa chromatique d’accord avec celle de Rimbaud ; ce serait un travail inutile et stérile. Remarquons seulement que la série de couleurs de Rimbaud est beaucoup plus conforme que celle de M. Ghil à la série moyenne ; l’u, notamment, dont la coloration verte déplaît à M. Ghil, paraît vert à la majorité des personnes.

Il serait bien inutile d’insister davantage. L’essentiel pour nous est de montrer que cette poétique ne peut pas avoir beaucoup d’avenir puisqu’elle est condamnée par sa nature même à ne jamais contenter personne.

Après la poésie, le théâtre ; l’audition colorée a essayé de pénétrer partout. Il y a un an, un théâtre éphémère s’est avisé de donner à un public choisi le régal d’une pièce dans laquelle on a essayé de porter à la scène les associations de couleur et de son. La pièce est une adaptation du Cantique des cantiques ; elle est due à M. Rouanard et à Mme Flamen de Labrély ; on l’a trouvée bizarre et incompréhensible, parce qu’on ne s’est pas bien rendu