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émo- et des jouissances inconnues, et aussi des pensées profondes. Guy de Maupassant parle avec éloquence de « ce domaine impénétrable dans lequel chaque artiste essaie d’entrer, en tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée. » — « Ceux qui succombent par le cerveau, dit-il, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron, Musset, Jules de Goncourt et tant d’autres, n’ont-ils pas été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle qui emprisonne l’intelligence humaine ? »

Il est évident pour nous que des aspirations de ce genre ne reposent sur aucun fait précis et démontrable, et sont par conséquent entièrement étrangères à ce qu’on peut appeler la connaissance scientifique. Peut-être quelque confusion s’est-elle produite dans l’esprit des artistes. N’auraient-ils pas mal compris les analogies que la physique moderne a découvertes entre le son et la lumière ? Ou bien se seraient-ils laissé tromper par la théorie physiologique de « l’énergie spécifique des nerfs ? » On ne sait ; n’insistons pas davantage sur des erreurs trop palpables ; ce serait faire preuve de pédantisme ; la science et la littérature sont choses distinctes et presque incompatibles ; on n’a pas besoin d’être un savant pour faire une œuvre d’art ; il est même préférable qu’on n’en soit pas un. Nous ne demandons pas au peintre d’avoir lu les ouvrages de Helmholtz et de connaître à fond la théorie des couleurs complémentaires ; nous lui demandons seulement d’avoir de la couleur au bout de son pinceau. De même, peu nous importe que l’audition colorée soit accompagnée d’une théorie sur la connaissance du monde extérieur ; la seule question qui nous intéresse est de savoir si l’audition colorée peut être utilisée au point de vue de l’art, et devenir une source de jouissance dans la poésie ou dans le roman.

Cette question est d’ordre pratique ; et de plus, chacun peut la résoudre aujourd’hui à son gré ; car les tentatives dans ce sens ont déjà eu lieu ; elles sont dans toutes les mémoires ; qu’on les juge.

La plupart sont dues à l’école symboliste ou décadente, qui leur a offert un milieu plus favorable qu’aucune autre école de littérature, car le symbolisme paraît avoir pour principe de faire une large part au mystérieux dans toute œuvre d’imagination ; et les écrivains décadens semblent, dans leurs œuvres, n’avoir d’autre souci que de noter des sensations individuelles, sans les lier les unes aux autres et les rendre compréhensibles. C’est donc un poète décadent, c’est-à-dire un ami du crépuscule, qui était tout désigné pour mettre l’audition colorée en rimes ; ce poète s’appelle Arthur Rimbaud, un de nos contemporains, qui vient à peine de disparaître.