Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/612

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mises en couleur, pour amuser les yeux d’enfans. Peut-être aussi la consonance de certains mots qui désignent des objets colorés s’est-elle détachée du mot lui-même, par une sorte d’abstraction, et a-t-elle porté le reflet de sa couleur dans les autres mots où elle se retrouve, bien que ceux-ci aient un sens tout différent. Nous trouvons cette seconde opinion indiquée dans une observation publiée par M. Galton ; l’observation concerne une dame qui colore l’e en rouge, et qui suppose que cette couleur provient de ce que le mot anglais red, qui veut dire rouge, contient un e.

Un de mes correspondans a longuement développé des idées analogues, sans rien affirmer du reste, car l’origine de l’audition colorée est absolument ignorée de ceux qui l’éprouvent ; simple hypothèse qu’il imagine et qu’il développe avec un certain luxe d’exemples. Citons quelques passages :

« Les rimes en an, nous dit-il, comme France, espérance, ont pris la couleur de l’orange. Tous ces mots forment une famille, la famille des choses belles ; le son an me paraît le plus aristocratique, le plus sonore… et voyez combien d’autres mots sont associés au même sentiment : frange ; je vois des franges d’or fauve, des bords de nuage éclairés par le soleil couchant, des couleurs éclatantes ; ange est encore un mot qui s’accompagne d’admiration. » Même filiation pour le blanc de l’o : « Le mot bien nommé qui donne la couleur aux autres, c’est flots. Avec matelots, nous voilà dans la marine et dans l’écume, qui bouillonne, qui moutonne. » De même pour ou, son triste : « Le son ou est du blanc mal éclairé ; au lieu de voir de beaux cumulus illuminés et resplendissant de blancheur, je ne vois plus que le brouillard épais, la profondeur, le gouffre, qui s’ouvre. Le mot qui donne sa couleur, c’est brouille ; ce son est sans noblesse, fouille, bafouille, grouille, bredouille, boude. Tous ces mots ont un air penaud et confondu, et une couleur de fond de poche. » Un dernier exemple, qui marquera bien la genèse de ces associations de couleur et aussi de sentiment : « I désigne le brillant, l’éclat métallique ; je pense au diamant noir. I est bien placé dans les mots cire, polissé, vif, pic, vernis, acier, scie. Il m’empêche de trouver absurde le mot noir, qui contient l’o blanc. » En résumé, notre correspondant conclut ainsi : « Vous voyez comment les noms en u sont devenus noirs, ils ont pris la couleur de la fumée ; comment les o ont pris la couleur des flots écumans, comment les é ont pris la couleur de feuille verte ; ces mots sont associés par un même genre d’impression esthétique. » Sans attacher à cette explication plus d’importance que ne lui en donne l’auteur, nous avons cru utile de lui faire une place dans notre travail ; elle est déjà venue à l’esprit de beaucoup de personnes,