Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/601

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nous n’introduirons pas ici le lourd matériel des observations, nous n’en prendrons que le sens général.

Voici d’abord un médecin distingué dont l’observation est très intéressante, quoiqu’elle ne présente que des traces d’audition colorée. Pour ce médecin, l’a est rouge ; c’est la seule voyelle qui lui paraisse en couleur ; il l’a colorée spontanément, dès son enfance, avant d’avoir lu ce qui a été écrit sur la question ; quant aux autres voyelles, elles ne se sont colorées que beaucoup plus tard ; il se méfie de ces dernières colorations, il les croit fictives, suggérées par des lectures. Nous ne retenons, par conséquent, de toute son observation qu’une seule chose, c’est que l’a lui paraît rouge. Examinons ce cas avec soin. Quel sens attribuer à cette phrase si peu claire par elle-même : « l’a est rouge ? » Le sujet veut-il dire que lorsqu’il voit la lettre a écrite à la plume sur une feuille blanche, ou à la craie sur un tableau noir, ou lorsqu’on prononce cette voyelle près de lui, il a l’impression subjective d’une tache rouge qui se poserait devant ses yeux, sur les objets environnans ? En d’autres termes, a-t-il une hallucination de la vue ? Nullement. Encore moins a-t-il la prétendue et incompréhensible faculté de voir le son en rouge. Il a l’idée du rouge, rien de plus. C’est une idée et non une sensation. Suivant ses propres expressions, il reçoit la même suggestion que s’il rencontre, dans une phrase quelconque, le mot rouge. Écoutons, par exemple, une personne qui nous raconte une cérémonie judiciaire ; au milieu de son récit apparaît la phrase suivante : « Alors, je vis se lever le procureur en robe rouge… » Nous avons aussitôt une vision interne de quelque chose de rouge ; vision nette, détaillée, vivante pour les uns, confuse pour les autres. C’est une impression analogue que la lettre a donne à notre sujet ; en un mot, une simple idée. Ajoutons : l’idée est peu nette ; le sujet ne peut pas définir la nuance de rouge qui lui apparaît, encore moins la représenter par des couleurs réelles, bien qu’il sache mêler des tons et fasse de la peinture et de l’aquarelle en amateur ; c’est un rouge quelconque, sans précision.

Supposons, maintenant, que non-seulement une voyelle isolée, mais que toutes les voyelles donnent lieu au même genre de suggestions, et notre description conviendra à la majorité des sujets ; elle représentera exactement leur état mental ; cet état mental est caractérisé par la direction de la pensée vers les couleurs et les nuances ; chaque mot qui se présente, soit devant les yeux pendant une lecture, soit à l’oreille pendant qu’on écoute, soit dans une conception de l’esprit, donne des idées complexes de couleur. Ces idées servent de cortège au mot, l’accompagnent constam-