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de son alphabet coloré ; il refusa net : « Je ne saurais indiquer avec sa nuance la couleur qui correspond à tel son ; l’a prononcé d’une voix aigre, dans Montmartre, dans montagne, n’a pas la même couleur que dans pâtre. Ce sont des nuances de rouge ; il y a du rouge rose, du rouge brique, du rouge vermillon, etc. La nuance dépend non-seulement de l’acuité du son ou de sa plénitude, mais encore du timbre de la voix. Dans toutes ces nuances je me perds, je n’ai jamais cherché à préciser ; si je cherche à fixer une de ces impressions, elle vacille ; d’ailleurs, dans cet ordre de phénomènes, tout ce qui ne se produit pas spontanément est fictif. »

Nous voici au terme de notre description de l’audition colorée ; nous en avons présenté un portrait générique, écartant tous les faits rares, accidentels, et par conséquent un peu suspects, ne conservant que les phénomènes qui se trouvent signalés dans la plupart des observations. Notre description a donc beaucoup de chances pour être exacte.

Mais on ne peut pas s’en contenter. Il ne suffit pas de décrire, il faut expliquer, dans une certaine mesure, ce qui se passe dans l’esprit des personnes qui éprouvent, à propos des sons, des impressions de couleur. Ces personnes emploient le plus souvent, dans leurs descriptions, une tournure, de phrase particulière : « Pour moi, disent-elles, l’a est rouge. » Cette petite proposition, si claire pour ceux qui s’en servent, éveille l’étonnement des profanes. Que signifie-t-elle au juste ? Dans quel sens peut-il exister une identité, ou même une analogie quelconque entre une lettre et une couleur ? C’est ce que nous allons maintenant examiner.


II

Avant tout, il faut répondre à une préoccupation, qui hante plus ou moins l’esprit des personnes sujettes à l’audition colorée.

Ces personnes se font une illusion curieuse sur leur état psychologique ; jusqu’au moment où on les interroge sur leurs impressions, elles sont convaincues que la faculté de colorer les sons est une faculté naturelle, normale, commune à tous ; et ce n’est pas sans inquiétude qu’elles apprennent le contraire ; on n’est jamais satisfait de savoir qu’on possède, au fond de son esprit, un caractère exceptionnel. Tout ce qui est exceptionnel, dans ce genre, paraît anormal, et prend un caractère de maladie. Cette opinion est celle de beaucoup de médecins, qui seraient fort en peine souvent de définir l’état de santé psychologique, mais qui pensent que