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qu’en général la lecture n’a d’efficacité que parce qu’elle est un rappel de la voix parlée, et constitue par conséquent une sorte d’audition.

Il est facile d’en faire sur soi-même la remarque ; soyons attentifs à ce qui se passe en nous lorsque nous parcourons un livre avec les yeux ; à mesure que nous voyons la silhouette des mots imprimés en noir sur le papier, nous entendons, comme au fond de nous-mêmes, une voix intérieure qui les prononce ; lire, c’est écouter une personne invisible qui nous parle à voix basse. Nous sommes donc ramenés ainsi à l’audition, qui paraît être dans la plupart des cas, et à part quelques nuances individuelles négligeables, la cause initiale de l’impression de couleur.

Parlons maintenant de ces impressions de couleur qui se trouvent attachées aux voyelles. Quelle est la coloration des voyelles ? C’est ici que la question se complique. Pour toute la description que nous venons de faire, les observations sont à peu près d’accord ; pour le détail des nuances, on ne rencontre que des variétés nombreuses et sans règle : l'a, qui est rouge pour l’un, est noir pour l’autre, blanc pour un troisième, jaune pour un quatrième, et ainsi de suite ; tout le spectre y passe ; comme le nombre des couleurs et des lettres est limité, on peut, en dépouillant une centaine d’observations, en rencontrer deux ou trois qui concordent ; parfois aussi la concordance se manifeste entre membres d’une même famille, ou entre personnes qui vivent ensemble ; mais en mettant à part ce que peuvent donner le hasard et l’hérédité, parfois aussi la suggestion, il reste évident que le désaccord est la règle générale. Ce désaccord produit en pratique une conséquence assez bizarre. Si on met en présence l’une de l’autre deux personnes qui ont l’audition colorée, elles ne s’entendent jamais ; chacune est vivement choquée par les couleurs que l’autre indique, et on peut assister, d’après certains auteurs, aux disputes les plus plaisantes. Le rouge, qui pour l’une s’harmonise parfaitement avec l’a, donne à l’autre l’impression d’un contre-sens ou d’une note fausse. Naturellement, chacun croit avoir raison. Curieux exemple d’intolérance !

On a cependant essayé de faire, pour les voyelles, une moyenne des désignations, et on a indiqué les associations les plus fréquemment perçues. Il est fort douteux que cette statistique donne des résultats importans, et que la majorité ait ici raison ; car on doit admettre comme vraisemblable l’existence de plusieurs types d’audition colorée, types qu’on n’a pas encore réussi à distinguer nettement. Sous ces réserves, nous remarquerons, avec M. Jules Millet, qui s’est livré à cette statistique, en compulsant les ob-