Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/593

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Indiquons d’abord, pour avoir une vue d’ensemble sur ces questions, les circonstances où une personne s’aperçoit pour la première fois qu’elle a, comme on dit, la faculté de colorer les sons.

Un jour, par hasard, dans une conversation sur les couleurs, les perceptions de couleur ou les illusions colorées, une des personnes présentes, croyant exprimer un sentiment général, fait l’observation que certains mots ont des nuances bizarres. Une jeune fille, par exemple, me demande brusquement : « Pourquoi donc la lettre i est-elle rouge ? » Je me rappelle une dame qui, dans une autre circonstance, pendant que l’on parlait de la couleur bleue d’une fleur, fit cette remarque : « Elle est aussi bleue que le nom de Jules. » Et voyant qu’on s’étonnait de cette comparaison, elle ajouta un peu naïvement : « Vous savez pourtant bien que le mot Jules est bleu. » Naturellement, personne ne s’en était douté.

Pedrono, un médecin qui a publié un cas très intéressant d’audition colorée, raconte avec agrément comment un jeune professeur de rhétorique qui présentait ce phénomène en fit la découverte à ses amis. Des jeunes gens étaient réunis et devisaient gaîment ; ils répétaient à tort et à travers, à propos de tout, une plaisanterie vraiment insipide ; c’était une comparaison trouvée dans un roman : « beau comme un chien jaune ! » Comme l’un d’eux qualifiait de la sorte la voix d’un ami, la personne en question protesta ; elle dit d’un ton sérieux : « Sa voix n’est pas jaune, elle est rouge ! » Cette affirmation souleva un joyeux éclat de rire ; on interrogea la personne, qui exposa ses impressions ; on se mit à chanter, chacun voulait savoir la couleur de sa voix.

Ceux qui entendent parler pour la première fois de ces perceptions éprouvent un grand étonnement ; ils ne peuvent s’en faire aucune idée nette ; le rapprochement d’un son avec une couleur leur paraît être complètement dépourvu de tout caractère intelligible. Meyerbeer a dit quelque part que certains accords de la musique de Weber sont pourpres. Quelle signification donner à cette phrase ? Chacun de ses mots, pris individuellement, a un sens ; on sait ce que c’est qu’un accord ; on connaît la couleur pourpre ; mais la réunion de ces deux expressions par un verbe : « tel accord est pourpre » ne se comprend pas. Autant dire que la vertu est bleue et que le vice est jaune. On se demande si la construction de pareilles phrases ne résulte point d’une tricherie faite avec des mots, que l’on réunit en des associations purement mécaniques, et qui ne correspondent à aucune association réelle de pensées.

Ainsi, pour l’immense majorité des personnes, l’audition colorée