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par les courtisans et les ministres, ils sont haïs d’instinct par les peuples. On a donc fait de Blacas le bouc émissaire de la première Restauration. Un Mémoire signé de lui et dont plusieurs copies ont circulé en Belgique à la date de 1815 est consacré à sa justification. À lire ces pages, Blacas, sans faire beaucoup de bien, aurait empêché de grands maux en s’opposant à des desseins monstrueux[1]. Ce qui est certain, c’est qu’il ne siégeait plus dans le conseil au second retour de Louis XVIII, quand des ministres, restés pourtant moins impopulaires que lui, inaugurèrent la politique de réaction. En vérité, peut-on condamner Blacas lorsque l’on compare la Terreur de 1815 à l’anarchie paternelle de 1814 ?


VI

Cette anarchie paternelle, pour employer une seconde fois ce joli mot du temps, n’augmentait pas le nombre des royalistes. Après six mois de règne, Louis XVIII n’avait ramené à lui ni l’armée ni le peuple.

Pour l’armée, Louis XVIII est toujours le roi imposé par la coalition, le protégé des Anglais et des Prussiens, l’émigré rentré en croupe derrière un cosaque. Il rappelle la défaite et personnifie le démembrement. Les soldats le regardent comme étranger à leurs sentimens, à leurs traditions, à leur gloire. Il a renversé leur idole, proscrit leur drapeau et leur cocarde, et par les ordonnances datées de la dix-neuvième année de son règne il insulte à leurs victoires. Il les laisse sans solde régulière, sans souliers, en haillons[2]. Il déconsidère la Légion d’honneur en rétablissant les

  1. Mémoires de Blacas (Arch. des affaires étrangères, France, 615), Ce curieux Mémoire est-il ou non apocryphe ? En tout cas, que l’auteur en fût Blacas lui-même ou quelqu’un de ses amis, il était bien renseigné. Le général Lamarque cite ce mémoire dans ses Souvenirs (II, 41) comme parfaitement authentique, et la copie qui en existe aux archives des affaires étrangères est accompagnée de cette lettre de Minjaud au duc de Richelieu (16 décembre 1815) : « Le mémoire de M. de Blacas qui circule en Belgique fait très grand tort au roi et à la famille royale dans l’esprit des souverains… Ce maudit mémoire fait tant de bruit à Bruxelles qu’il faudrait, ce me semble, faire insérer dans les journaux belges un article qui fasse connaître au public la fausseté de celui qui l’a écrit. » — Remarquons la nuance : Minjaud conseille de dire que ce Mémoire est non point apocryphe, mais mensonger.
  2. « On ne paie pas la troupe. » Paroles de Vitrolles au conseil des ministres, le 9 juin 1814. (Procès-verbaux, Archives nationales, AF * v, 2.) — « Les chasseurs de France se plaignent de leur solde arriérée et de coucher sur la paille. » Grundler à Maison, 15 janvier. (Archives de la guerre.) « Beaucoup de chasseurs royaux sont nu-pieds et sans chemises. Il y a de quoi mécontenter le soldat. » Sous-préfet de Saint-Quentin à Clarke, 14 mars 1815. (Archives de la guerre.) — « La solde est en retard de quinze jours. » Préfet de Metz, 16 mars 1815. (Archives nationales, F 7, 3773.) « Des militaires sont dénués de tout depuis juillet 1814. » Briche à Davout, Metz, 26 mars. Cf. Davout à Briche, 28 mars. (Archives de la guerre.) — « Le 14e léger est bien discipliné, mais les hommes sont affreusement tristes. Après le défilé quelques soldats m’ont présenté leurs livrets et d’une voix basse m’ont demandé leur décompte. Depuis un temps infini, il n’a pas été fait de décompte à ces malheureux pour la masse de linge et chaussures. Cette masse s’élève pour chacun entre 65 et 150 francs. Une grande partie n’a pas reçu de pantalons depuis deux ans, et les mauvais pantalons de toile qu’ils ont été pris sur leur masse. Il y a un arriéré de solde depuis plus d’un an. Ces braves soldats disent : « Qu’on nous laisse notre solde arriérée, mais qu’on nous donne notre masse et des pantalons. » Brune à Davout, Marseille, 16 mai 1815. (Archives de la guerre.)