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des états-majors. En exécution de l’ordonnance du 12 mai, tous les officiers qui, par ancienneté des services, blessures ou infirmités, avaient droit à la retraite, durent quitter l’armée. Quant aux officiers en état de servir qui excédaient le complet réglementaire, ils furent mis en non-activité avec un traitement de demi-solde. Les deux tiers des emplois qui deviendraient vacans leur étaient réservés, par rang d’ancienneté. Environ 10,000 officiers de tout grade, depuis des généraux de division jusqu’à des sous-lieutenans, furent ainsi écartés de l’armée pour un temps indéterminé.

Après les fanfaronnades et les secrets déchiremens du départ, ils se trouvèrent comme perdus dans la vie civile. Où étaient le quartier, les camarades, la grande famille du régiment ? où l’existence commune et la vie réglée, si douce, au moine et au soldat, malgré leur monotonie, leurs rigueurs et leurs servitudes ? Ces douloureux regrets venaient s’ajouter aux embarras de la fausse situation de officiers. L’armée les repoussait temporairement, et la société civile restait fermée pour eux. Ils ne pouvaient prendre aucune carrière, les uns parce qu’ils se sentaient incapables d’autre chose que de se battre, les autres pour ne pas renoncer à l’espérance, si lointaine qu’elle fût, de ressaisir leur épée. En attendant, ils vivaient dans le désœuvrement et la misère. Convenable pour les officiers-généraux, à peine suffisante pour les officiers supérieurs, la solde de non-activité assurait tout au plus le pain aux officiers subalternes. Les capitaines touchaient 73 francs par mois, défalcation faite de la retenue de 2 1/2 pour 100 : les lieutenans touchaient 44 francs, les sous-lieutenans 41 francs. On recourait à la bourse des camarades qui avaient quelque fortune personnelle, puis, ce moyen épuisé, montres d’argent, épaulettes, uniformes, linge, armes, allaient chez le brocanteur. Certains officiers à la demi-solde portaient pour tout vêtement leur longue capote d’ordonnance, dont ils avaient enlevé les boutons de cuivre, leurs grandes bottes et un caleçon ; d’autres, plus pauvres encore, qui habitaient à quatre ou cinq une méchante chambre sous les toits, se passaient tour à tour, pour sortir, l’unique chapeau et l’unique capote de l’association.

Les officiers à la demi-solde et les officiers en retraite furent les pires ennemis de la restauration. Désœuvrés comme ils l’étaient, ils passaient leur vie dans les promenades et les lieux publics, aux aguets des on-dit, colportant les mauvaises nouvelles, critiquant les actes du gouvernement, vilipendant les ministres, les princes, le roi, prédisant le retour de l’empereur, déclamant sur la « paix honteuse, » la perte des frontières, l’humiliation de la France, les