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terrasse, son maigre clocher fait comme un minaret, et ce donjon ruiné des Balazuc, véritable affût de corsaires barbaresques. Le type des habitans complète l’illusion ; d’après une tradition très accréditée, les Sarrasins, qui occupèrent longtemps ce pays, ont laissé ici comme à Largentière et en d’autres cantons des colonies de leur sang. Des médecins m’affirment que ces paysans diffèrent des nôtres par tous leurs caractères ethniques, qui les rattachent à la race berbère, et, en particulier, par la finesse des articulations. S’il en est ainsi, leur atavisme doit être à l’aise dans cette campagne. Quelle lumière ! On dirait que tous les trésors du soleil se dépensent là, dans la folle incandescence de midi, sur cette lande pâmée, stridente du cri des cigales. — j’ai connu jadis un brave Allemand, fort épris de la Grèce, qui avait fait un livre sur les Paysages homériques et s’était attiré les quolibets des puristes en écrivant cette phrase : Eine melodische Warmheit, une chaleur mélodieuse. Il avait peut-être tort de devancer nos décadens instrumentistes ; on excuserait sa licence à Balazuc, même s’il eût ajouté : mélodieuse et parfumée. De chaque brin déplante qui vit dans cette roche, lavande, thym, pauvres touffes de buis et d’yeuse, l’embrasement dégage des arômes violens. Griserie une et multiple de la vue, de l’ouïe, de l’odorat ; joie intime de tout l’être, qui reprend contact avec le creuset brûlant d’où il a tiré ses esprits vitaux… Mais pas plus que la vie, on ne peut rendre avec des mots cette chaleur, mère de la vie. Et pourquoi essayer d’en faire comprendre l’ivresse aux gens du Nord ? Ils croient aimer le soleil, et le Midi, parce qu’ils vont en hiver demander au ciel de la Corniche quelques rayons plus tièdes. Ils y portent des parasols ! Une vraie caresse du père des choses les fait fuir épouvantés. Ils n’entendront jamais ce qu’il y a de délicieux et d’éperdu dans la plainte de nos cigales. Pas plus que les gens de la pâle lune, s’il y a des gens dans la lune, ne pourraient imaginer le plaisir qu’éprouvent les terraqués en respirant à pleins poumons.

Il faut descendre l’Ardèche jusqu’au-dessous de Vallon pour trouver la grande curiosité du Vivarais, le pont d’Arc. La rivière arrive dans un cirque fermé par une haute muraille de roche d’où il ne semble pas qu’elle puisse sortir. Aux lointaines époques de la Terre, elle faisait un long détour pour contourner l’obstacle sur la gauche. Son effort répété pendant des myriades d’années a fini par forer la montagne, droit au fil de l’eau ; elle s’engouffre sous ce pont naturel, dont je ne peux mieux donner idée qu’en disant qu’il présente à peu près l’aspect, les dimensions en hauteur et en largeur de la première arche de la tour Eiffel. Des arbustes et des plantes grimpantes jettent leur tablier de verdure sur le pont d’Arc.