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encore d’expérience, jugeront sans doute les Fleurs du mal à leur véritable valeur ! Et, sous prétexte qu’il confondait volontiers, lui, Baudelaire, l’horrible ou l’ignoble avec le beau, ne prenons pas, nous, la surprise de l’étonnement pour l’enthousiasme de l’admiration.

Après cela, discuterons-nous le talent de l’artiste ? Et parlerons-nous du prosaïsme fréquent de son vers, de l’impropriété de sa langue, de l’obscurité de la pensée ? Nous n’aurions qu’à choisir :


Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé,
Et mon esprit subtil, que le roulis caresse,
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercemens du loisir embaumé…


Ou encore :


Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornemens de mes nuits.
Plus ironiquement accumuler les lieues,
Qui séparent mes bras des immensités bleues.


Mais nous avons promis de n’en rien dire, et, encore une fois, bien loin de vouloir diminuer le talent de Baudelaire, il nous importe aujourd’hui qu’il en ait eu beaucoup. Plus en effet on lui en reconnaîtra, plus il sera coupable d’en avoir fait un détestable usage. C’est le seul point sur lequel je voudrais voir enfin ses admirateurs s’expliquer, et nous dire s’ils croient que, d’avoir corrompu la notion même de l’art, ce soit un honneur à mériter des statues.

Que si d’ailleurs on s’étonnait de nous voir attribuer tant d’importance à un hommage aussi banal que celui qui consiste à tailler en marbre l’image approximative d’un Baudelaire, nous avons déjà répondu, mais il ne sera pas inutile d’ajouter quelques mots encore. Tout au rebours des dilettantes et des sceptiques, — dont ici le dilettantisme s’accommode merveilleusement avec les intérêts de leur tranquillité, — nous croyons que rien au monde n’est ce qu’ils nomment indifférent, et que, comme tout a sa raison d’être, tout aussi a ses conséquences. Quand on aura donc plus ou moins spirituellement plaisanté quelques héros douteux ou quelques cérémonies ridicules, — et, en vérité, ce genre de plaisanterie, qui n’a rien aujourd’hui de bien neuf, n’a rien non plus de bien difficile, — il ne restera pas moins qu’étant une forme du respect de ceux qui ne sont plus, un perpétuel témoignage de la continuité de la patrie, et une manière de placer l’objet de la vie en dehors et au-dessus d’elle-même, l’usage d’élever