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Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats,
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas…


Indépendamment du procédé que nous avons indiqué plus haut, et dont on saisira facilement l’application dans ces vers, il n’y a là de personnel ou d’un peu nouveau que l’accent de haine ou de colère, la satisfaction d’être soi-même, et la fausse conscience de sa supériorité. N’y a-t-il pas aussi la promesse et comme l’engagement de continuer, selon l’expression de Baudelaire lui-même, à cultiver « son hystérie avec jouissance et avec terreur » pour se faire, en quelque manière, de sa maladie même, entretenue soigneusement, une originalité comme pathologique ? Sainte-Beuve, jadis, en son Joseph Delorme, avait trouvé, comme on le sait, intéressant d’être phtisique, et peut-être se rappelle-t-on le portrait qu’il traçait de sa muse :


Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père aveugle, et vieux, et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri.
Et lance les graviers de son poumon meurtri.


Baudelaire eût pu peindre la sienne sous des traits analogues, mais avec cette différence qu’au lieu d’en faire une malade comme on n’en voit que trop, il en eût fait une comme on en voit moins, affligée ou ornée de quelque affection rare, elle-même définie par des accidens, par des déformations, par des colorations plus rares encore, et capable au besoin de trouver des raisons de s’admirer dans l’énormité de sa propre hideur. Étrange conception de l’art, véritablement inhumaine, dont on ne saurait dire s’il y entre plus de mépris de la souffrance des autres, ou plus d’amour et d’orgueil de soi ; qui conduit l’artiste ou le poète non-seulement à s’isoler de ses semblables, mais à s’opposer lui tout seul à eux tous ; et que la gravité de ses conséquences condamnerait encore de fausseté, s’il n’y suffisait pas du paradoxe de son principe ! Mais c’est assez d’un Baudelaire ! Si nous ne pouvons pas effacer son œuvre de l’histoire de la littérature, ne la glorifions pas en lui dressant des statues ! N’émancipons pas de l’espèce de honte qu’ils éprouvent à l’admirer d’honnêtes, de bons jeunes gens, qui, dans quelques années, quand la vie leur aura donné ce qui leur manque