Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.

parlerai-je de la facture de son vers et de la trame de son style ? Théophile Gautier, — dans la Notice qu’on peut lire en tête de l’édition la plus répandue des Fleurs du mal, — a tout dit à ce sujet, et en d’autres temps, j’en aurais peut-être à en rabattre, mais je n’y saurais rien ajouter. C’est donc assez si l’on a vu que, bien loin de vouloir diminuer la réputation littéraire de Charles Baudelaire, nous la défendrions au besoin, ou même nous l’exagérerions. Mais ce n’est pas là le point, et il est temps après cela d’en venir à la vraie question, qui est de savoir si nous devons lui élever une statue.

Car enfin, si grand qu’il puisse être, ou si rare, — je veux dire si singulier, — le talent, le génie même n’a rien en soi de plus respectable que la beauté, par exemple, ou que la force ; et tout dépend de l’usage qu’on en fait. Qui donc a dit que le péché, dont Baudelaire aimait tant à parler, « ne consiste point à user de choses mauvaises, » puisque la Nature ou Dieu n’en ont point fait de telles, « mais à mal user des bonnes ? » Comme on peut appliquer la force aux plus criminels emplois, et faire servir la beauté même aux pires besognes, on peut, semblablement, faire de son talent un fâcheux ou coupable usage ; et cela s’est vu plus d’une fois dans l’histoire ; et cela se voit malheureusement tous les jours. Tout le monde le sait, personne n’en doute. Cependant nous parlons, nous raisonnons, nous agissons comme si nous ne le savions pas. Pour ne rien dire ici de ceux qui corrompent systématiquement la morale, nous ne demandons à ceux qui dénaturent, qui dégradent, qui déshonorent la notion même de l’art, que de le faire avec art ; et en réduisant à ce seul point les exigences de notre critique, nous croyons faire preuve d’indépendance, de liberté, de largeur d’esprit. Mais la vérité vraie, c’est que, si nous pouvons, si nous devons pardonner quelque chose à la sottise ou à la médiocrité, — quoique d’ailleurs elles fissent mieux de ne pas écrire, — ni le talent ni le génie n’ont de droits qui ne leur imposent des devoirs, auxquels, quand ils manquent, il importe qu’on les rappelle. Puisqu’il n’y a pas de livre, même de vers, qui ne soit un acte en quelque manière, il ne nous est pas permis de ne pas envelopper la considération de ses conséquences dans le jugement que nous en portons. Reconnaître, ou même admirer le talent, et l’approuver, sont deux choses ; lui élever des statues en est une troisième encore ; — et voilà pourquoi je proteste contre le projet d’élever une statue à l’auteur des Fleurs du mal.

Je sais ce que diront là-dessus les sceptiques, et j’entends d’ici les bons plaisans. Que de bruit pour un morceau de marbre ! et s’il plaît à quelques jeunes gens d’en consacrer tout un bloc à la mémoire de Charles Baudelaire, non-seulement c’est leur affaire, mais n’y a-t-il pas quelque chose d’outrageusement prudhommesque à vouloir les en dissuader ? Qu’est-ce que prouve une statue ? Combien d’imbéciles, depuis quelques années, n’a-t-on pas, ici taillés en pierre, et là, coulés en