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. . . . Fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse
Comme l’air dans le ciel, et la mer dans la mer.

. . . . Miroir profond et sombre
Où des anges charmans, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays.

. . . . Triste hôpital, tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement.


En vérité, ne diriez-vous pas de quelque sonnet de M. Mallarmé ? Mais maintenant rétablissez l’intégrité du texte, et lisez :


Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse…
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre…
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures…


Vous pourrez bien, encore ici, discuter la juste équivalence de ces transpositions ; et, si vous êtes « du monde, » vous pourrez bien vous égayer de cette comparaison de Rembrandt avec « un triste hôpital, » ou de Rubens avec « un oreiller de chair fraîche, » mais vous n’en méconnaîtrez pas au moins la singularité, — ni surtout l’étroite ressemblance avec la définition que nos symbolistes donneraient volontiers de leur art. La poésie n’est point du tout pour eux l’art « d’exprimer » ou « d’idéaliser » l’objet ; et encore bien moins de le « généraliser, » ou même d’en dégager la signification secrète. Non ; mais elle est l’art de sentir à l’occasion de l’objet, et comme de s’abandonner aux suggestions qu’il provoque, jusqu’à ce qu’ayant pris elles-mêmes quelque chose de l’inconsistance du rêve, elles se traduisent à leur tour par des sensations qui en imitent le caractère flottant, irréel et bizarre. Baudelaire fut un maître en cet art ; et puisque nos symbolistes n’ont rien encore produit qui réalise pleinement leur conception de la poésie, les Fleurs du mal, après trente ans passés, en demeurent le chef-d’œuvre.

Que faut-il encore que je loue en Charles Baudelaire ? la profondeur ou la sincérité de son pessimisme ? Très volontiers, s’il ne nous avait pas lui-même avertis qu’en « parfait comédien » il avait dû « façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions ; » et j’aime les comédiens au théâtre, mais je m’en défie à la ville. La générosité de son intention satirique ? Ce serait là-bas, dans sa tombe, lui prêter vraiment trop à rire ; et seul au monde, je crois, ce vieux paradoxe ambulant de Barbey d’Aurevilly s’est avisé de voir dans les Fleurs du mal une manifestation de « la justice de Dieu ! » Ou bien encore,