Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/220

Cette page a été validée par deux contributeurs.

funambulesques de Théodore de Banville, des Fossiles de Louis Bouilhet, ou des poésies décidément trop vantées de Mme Ackermann. Mais l’influence dure encore, et, pour la retrouver partout, il ne faut que jeter un coup d’œil sur la littérature contemporaine.

C’est ainsi que Baudelaire a certainement « ajouté des forces à la poésie française ; » il en a, selon son expression, « agrandi le répertoire ; » et, par exemple, s’il n’a pas inventé la poésie des odeurs, il a su du moins lui donner une place et une importance toute nouvelle, — une importance légitime et une place durable, — dans l’art encore alors tout musical, plastique, ou pittoresque des Lamartine, des Hugo, des Gautier :


En ouvrant un coffret venu de l’Orient,
Dont la serrure grince, et rechigne en criant ;

Ou, dans une maison déserte, quelque armoire
Pleine de l’acre odeur des temps, poudreuse et noire ;
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres.
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue, et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains…


Si la forme, si la facture de ces vers n’a rien de très original, ou si peut-être encore, cette poésie de la sensation n’était pas absolument nouvelle aux environs de 1858, cependant on ne l’avait pas demandée jusqu’alors au plus suggestif peut-être, mais le plus « animal » aussi de tous nos sens : j’entends le seul dont les plaisirs n’aient jamais en soi rien d’intellectuel, le plus grossier par conséquent, et, pour cette raison peut-être, le seul dont aucun poète, avant Baudelaire, ne se fût avisé de se faire un art, une « manière, » ou un procédé, de noter les impressions. Il était d’ailleurs naturel, ou plutôt inévitable que la poésie, que le roman même fissent du procédé d’autant plus d’emploi qu’ils se matérialiseraient davantage ; et c’est effectivement ce qui est arrivé. Les « symphonies » d’odeurs où se complaisait naguère M. Zola, celles qui « chantent » quelquefois encore dans les romans de M. Huysmans, ou dans les vers de M. Paul Verlaine, tout cela, c’est du « baudelairisme ; » et, possible que depuis lors on en ait abusé jusqu’à la ridiculiser, mais ce n’en est pas moins là l’une de ses trouvailles ou de ses « notes » originales.


Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Celui de Baudelaire nage sur les parfums.