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sentant son impatience croître avec l’ébranlement de l’empire, prit la mer l’année suivante. Il se dirigeait à tout hasard vers l’Angleterre. Quand le pilote se montra, en vue de Liverpool, le passager héla cet homme en lui demandant des nouvelles de France. Il dit n’avoir pas éprouvé, dans le cours de sa vie agitée, un saisissement pareil à celui que provoqua cette réponse : « Bonaparte est à l’île d’Elbe, et Louis XVIII à Paris ! »

Rentré en France, le proscrit dépeint avec une conviction communicative la joie universelle, le soulagement de la grande détente. Ses Mémoires, concordans avec ceux de Rochechouart et avec tant d’autres, ne laissent soupçonner chez personne le sentiment que l’on se plaît à imaginer, la douleur d’une délivrance due aux armées étrangères : sentiment absent en 1814, très marqué l’année suivante, en 1815. Hyde de Neuville note tout ce qu’il y a de changé dans Paris, y compris le cœur de M. de Chateaubriand. Il avait lié connaissance avec le grand homme à Cadix, au moment du départ pour l’Amérique. L’aimable et malheureuse femme qui attendait en Espagne le pèlerin de Jérusalem les avait présentés l’un à l’autre. En 1814, la pauvre Dolorès est fort loin dans les limbes de l’oubli. « Je rencontrai M. de Chateaubriand dans le salon de la duchesse de Duras. Précédant Mme Récamier auprès de l’illustre écrivain, elle l’entourait d’hommages. » Alors se noua cette amitié qui devait commander toute la carrière politique de notre auteur et illuminer sa vieillesse d’un glorieux reflet. Pour l’instant, il est inquiet, au milieu des congratulations qu’échangent les vainqueurs ; il connaît son Napoléon, pour l’avoir longtemps combattu ; il rumine les paroles que lui a dites Sydney Smith, à son passage à Londres : « On se fait une grande illusion dans votre pays, si l’on croit que le prestige qui entoure le nom de Napoléon est détruit par les derniers revers de la France. » — Que faire pour prévenir le danger pressenti ? De la contre-conspiration, comme les brigands rangés font de la police. Hyde de Neuville sollicite une mission particulière en Italie, où il va observer de près les intrigues de l’île d’Elbe. A Livourne, il saisit la trace de ces intrigues chez « la ravissante comtesse Miniaci, » une de ces belles cosmopolites dont personne ne connaît l’origine, et qui connaissent tous les hommes, tous les rouages de la mécanique européenne. Elle retient fortement le colonel Campbell, un des quatre commissaires délégués à la surveillance de l’empereur. Notre envoyé sent de mauvais projets dans cet air de fête, il soupçonne davantage, et repart très alarmé. Retenu au passage des Alpes par un accident de voiture, il rencontre deux compatriotes dans la maison de poste, il écoute leurs propos à travers une cloison.