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son nom de guerre pour l’Angleterre, — fut recommandé au comte d’Artois par le chevalier de Coigny : il alla chercher à Londres des pleins pouvoirs pour organiser un vaste réseau de chouannerie. Bien qu’il ne fut pas homme à s’étonner des chimères, celles de l’émigration lui parurent dépasser la mesure ; il juge sévèrement l’enfantillage et le décousu des plans, l’incurable légèreté de ses amis et de ses maîtres. A un autre endroit de ses Mémoires, il a raconté la joie de la petite cour de Mittau, quand on y connut le premier exemplaire du calendrier républicain. Un officier russe portait cette curiosité à Pétersbourg ; on le supplia de la céder à la comtesse Balbi, toute-puissante sur le cœur de Monsieur ; elle mourait d’envie d’avoir la pièce rare. L’officier demeura incorruptible ; pendant toute une nuit, le comte de Provence copia de sa main le calendrier ; cette copie, présent de Mme Balbi, passa plus tard aux mains du baron Hyde. Pourtant la cour de Mittau était le temple de la sagesse, en comparaison du cercle français de Londres.

Les grands projets de l’émissaire furent bientôt déjoués par le 18 brumaire. A l’occasion des conférences de Pouancé, dans ce premier instant où Bonaparte s’appelait Monk pour tous les royalistes, Hyde de Neuville se présenta chez le consul avec M. d’Andigné. Il comptait sur l’éloquence de sa conviction pour gagner le maître de la France. — « L’attente fut longue. La porte s’ouvrit. Instinctivement, je regardai celui qui entrait, petit, maigre, les cheveux collés sur les tempes, la démarche hésitante ; l’homme qui m’apparut n’était en rien celui que mon imagination me représentait. Ma perspicacité me fit tellement défaut que je pris pour un serviteur le personnage que je voyais. Mon erreur s’accrut, lorsqu’il traversa la pièce sans jeter sur moi un regard. Il s’adossa à la cheminée et me regarda avec une telle expression, une telle pénétration que je perdis toute assurance sous le feu de cet œil investigateur. L’homme avait grandi tout à coup pour moi de cent coudées. Je me suis demandé depuis si mon émotion n’avait pas été le pressentiment instinctif de l’avenir. » Le premier consul l’interroge : « Que vous faut-il pour faire cesser la guerre civile ? — Deux choses, lui répondis-je : Louis XVIII pour régner légitimement sur la France, et Bonaparte pour la couvrir de gloire. — Mes paroles, loin de le blesser, parurent lui plaire. Je le vis sourire. » — Sans doute : mais comme Bonaparte jugeait la première de ces choses inutile et la seconde très suffisante, on rompit là-dessus. M. de Talleyrand, sollicité de renouer l’entretien, pria les négociateurs de dire au comte d’Artois qu’il était tout dévoué à la personne du prince, qu’il n’y avait pas d’homme plus aimable et plus