Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un praticable étroit et accolé au mur. Le tout bien conservé et permettant de se rendre compte de la construction. Elle est imposante, cette masse fichée fièrement sur la plaine, la dominant avec ses tours aux lignes droites, sans appui entourant la base d’un lourd anneau et empâtant les lignes. Elle a quelque chose de svelte, d’élégant et de fier dans son énormité, et je restai longtemps rêvant de cavaliers farouches qui devaient jadis s’enfermer dans ce fort, dominer le pays, le tenir sous leur puissance, le terroriser. Je descendis de cheval et je montai lentement ce praticable que les cavaliers de jadis avaient monté. J’embrassai ce paysage désolé qu’ils avaient jadis contemplé riche et prospère et, rêvant de choses anciennes à demi perdues dans la nuit des temps, j’entrai par la porte et pénétrai sur une grande terrasse. Cette terrasse du vieux château inhabité dominant la plaine était faite pour un conte des Mille et une nuits, pour y rencontrer une fée, une péri, la réalisation d’un rêve. Hélas ! rien ne m’arriva. Je ne vis même point le diable. Je marchais sur une surface unie, faite de briques crues avec, çà et là, quelque trou béant qui semblait pénétrer dans l’intérieur, j’y jetai un coup d’œil. Mais la nuit venait, il fallait arriver à l’aoul voisin ; je descendis, je n’avais point trouvé de l’or, mais j’avais vécu un instant dans le rêve. J’arrivai content à l’aoul[1].

— Eh bien, djiguite, dis-je le soir, je n’ai point vu le diable.

— Ça ne porte point bonheur d’entrer en ce lieu, reprit-il. D’autres sont entrés qui sont morts dans l’année.

Et le vieux Kirghize hocha la tête, me conta des histoires de brigands qui ravageaient jadis la contrée.

Les seigneurs de Kizil-Kala étaient parmi les plus puissans. D’autres habitaient des forteresses sises dans les gorges des monts.

— Si tu veux prendre le trésor, me dit-il, tu me donneras un pourboire (silâo), et demain je dirigerai mes hommes pour faire la fouille.

Mais je ne sentis pas la soif de l’or m’étreindre, et, ayant fait étendre le feutre en dehors de la tente, je m’endormis sous la caresse du grand vent de la steppe, du grand vent sec plein d’odeurs sauvages.

Le lendemain matin, nous longeons les monts Cheikh-Khodjéili, au pied desquels nous avons campé. Ce sont des monts dénudés et la route coupe un sol granitique traversé de temps à autre par de larges filons de quartz blanc. Le sol est montueux, bossue, avec de profondes ravines creusées par les eaux de printemps.

  1. On nomme vulgairement aoul une réunion de quelques tentes.