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œuvre beaucoup plus simple et d’une réalisation plus prompte que la construction du pont. D’un côté, en effet, l’extraction de moins de 5 millions de mètres cubes d’une craie peu résistante et cependant compacte ne demande, d’après l’expérience acquise, que deux ou trois ans de travail : les muraillemens nécessaires peuvent suivre l’avancement de l’excavation, et l’installation des appareils d’épuisement et de ventilation peut être poursuivie concurremment. De l’autre, au contraire, il s’agit de fabriquer ces grandes masses de maçonnerie dont le volume atteint près de 4 millions de mètres cubes ; il faudra ensuite les confier à la mer perfide pour les amener à leur emplacement définitif. Le pont lui-même consommera près de 1,500,000 tonnes d’acier, le triple, à peu près, de ce que produisent en un an toutes les forges françaises, et chacun de ses élémens devra, comme les piles attendre l’heureuse et toujours précaire circonstance d’une mer tranquille. Dix ans au moins semblent nécessaires.

Aussi, tandis que les partisans du tunnel se contenteraient modestement de 250 millions de francs, ceux du pont nous exposent qu’il leur faudrait tout près d’un milliard ; et encore, font-ils valoir que c’est là un minimum, et qu’ils auraient pu, sans encourir de reproches, ajouter à leur note quelques centaines de millions. S’ils s’en tiennent à un milliard, c’est qu’ils sont très habiles, très expérimentés, très sages. Nous les croyons volontiers.


III.


Les gros chiffres n’étonnent plus, de notre temps. 250 millions ? C’est bien peu de chose. Un milliard ? Sans trop d’émoi, on en apprend l’apparition ou la perte. Ce sont événemens ordinaires qui ne retiennent pas longtemps l’attention du public.

On ne peut cependant pas trouver indiscrète la préoccupation de ceux qui cherchent à savoir si de semblables créations sont justifiées par leur utihté, si ces grosses dépenses dont on demande au public de faire l’avance ont pour résultat des services rendus d’une importance proportionnelle.

C’est, nous dit-on, l’union définitive de deux grands peuples ; c’est aussi le commerce de la Grande-Bretagne avec toute l’Europe passant sur les rails français. On va même plus loin : dans une sorte de rêve à la Picrochole, on aperçoit déjà, des confins les plus reculés du continent asiatique, de Tobolsk, de Bokhara, de Pékin, de l’Inde entière, le commerce du monde accourant en chemin de fer pour s’engager sur la nouvelle voie. Et l’on nous cite Suez, le Mont-Cenis, le Saint-Gothard.