Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/869

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le détroit, cependant, n’a qu’une faible profondeur, qui, sur un tiers de sa largeur, ne dépasse pas 24 mètres. Sur le reste, les points les plus bas ne sont guère qu’à 50 mètres au-dessous de la basse mer. Les couches inclinées, dont les tranches se voient sur l’une et l’autre rive, n’ont donc été échancrées que sur une hauteur, faible relativement à leur étendue. On était, par suite, conduit à supposer qu’elles se retrouvaient au fond du détroit et se prolongeaient même beaucoup au-dessous. Cette hypothèse devint une certitude après les belles recherches exécutées, en 1875 et 1876, par les savans ingénieurs que la société d’études constituée par Michel Chevalier, Fernand-Raoul Duval et quelques autres hommes éminens, encore vivans[1], avait eu l’heureuse inspiration de s’attacher. Au moyen d’appareils de sondage ingénieusement combinés, ils prélevèrent sur le fond du détroit quatre mille vingt échantillons ; grâce à des mesures hydrographiques, prises avec une précision extrême par un des maîtres de cette délicate science, on reporta sur la carte le point exact d’où provenait chacun de ces précieux témoins. Soumis à une rigoureuse critique, comparés aux différentes couches visibles sur les côtes, ils permirent de délimiter d’une façon rigoureuse la position de chacune au fond du détroit. On arriva alors à cette détermination importante, que toutes ces couches se continuaient sous l’eau sans interruption, sans cassures. Quelques plissemens seuls, contournant de légers boursouflemens des terrains jurassiques, inférieurs à l’étage de la craie, en avaient momentanément fait dévier l’orientation, mais sans y déterminer de fractures.

Entre ces diverses couches, celle de la craie grise, déjà connue par l’homogénéité de sa texture et sa presque complète imperméabilité, se trouvait tout naturellement désignée pour recevoir le tunnel, puisqu’on avait acquis la certitude qu’elle se continuait, sans solution de continuité, d’un bord à l’autre du détroit. Encouragés par ces heureuses constatations, qui donnaient à leur entreprise une base absolument scientifique et sûre, les promoteurs du tunnel, tant en France qu’en Angleterre, alors soutenus par l’opinion publique et par les gouvernemens eux-mêmes, poussèrent plus avant leurs recherches.

Un puits fut foncé sur le rivage de Sangatte, et de son point de rencontre avec la craie grise, on fît partir, se dirigeant vers l’Angleterre, une première galerie d’essai. Un travail analogue s’accomplissait à quelques lieues de Douvres, et bientôt, marchant à la rencontre l’une de l’autre, les deux galeries allèrent, se creu-

  1. Depuis que ces lignes sont écrites, on a eu à déplorer la perte d’Alexandre Lavalley, qui a présidé à ces savantes études avec la forte volonté et le génie d’intuition qui furent les traits dominans de cette grande intelligence.