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jamais un Christ ! » Faute de cœur ? Non certes, mais faute de cette vue claire de l’ensemble des misères humaines, qui est le propre de la raison virile. « Femmes que vous êtes, et rien que femmes, personnelles et passionnées, vous nous donnez de tendres mères, de parfaites épouses, de sublimes madones, des saintes admirablement patientes. » Mais jamais on ne verra sortir de vos rangs un de ces esprits qui transforment le monde : car le monde est mené par les idées, et vous n’avez à nous donner que du cœur. L’humanité n’a que faire des aumônes de votre bonté non plus que de la nôtre : ce qu’elle veut, c’est le droit, c’est la justice, qui vous est aussi indifférente qu’un « problème d’algèbre, » et vous ne savez qu’aimer et que plaindre. Sans doute, cela même fait, dit-on, votre supériorité en amour : « Personnelles et passionnées, » vous aimez plus profondément, plus sûrement. Tandis que l’amour n’est pour l’homme qu’un « agrandissement de soi, » il est pour la femme son but à lui-même. Mais ne voyez-vous pas que cet amour même, ce qu’il gagne en profondeur, il le perd en noblesse, et qu’il n’y a pas lieu d’en être si fières, comme d’une vertu ? Car l’amour, s’il n’est ennobli par des fins plus hautes, ce n’est, — pour parler franchement, — que de l’égoïsme à deux ; et, si le mot est vieux, la vérité est toujours neuve.

Il ne faut pas s’y tromper. Aux yeux de Romney, — comme à ceux de beaucoup parmi nos contemporains, — rien au monde ne se légitime plus que par l’utilité de la race. C’est pourquoi, vous êtes, Aurora, d’un autre temps que le nôtre. Vous auriez dû naître à l’enfance du monde, alors que l’humanité n’avait pas encore pris conscience de ses propres fins. Vous êtes visiblement en retard sur nous, les sages : — « Le paradis de l’amour est aussi démodé que celui d’Adam : » on n’y croit plus. Faites nager un cygne sur une rivière industrielle au milieu des fabriques de Birmingham ou de Manchester, du bruit des turbines et du charbon des cheminées : il y sera aussi déplacé que l’Amour, dieu des poètes, le serait au milieu du vacarme et du tumulte de ce siècle. Il faut, Aurora, pour longtemps encore, nous passer de musique : il y a des sifflets d’usines qui décidément font trop de bruit et nous rompent les oreilles, quoi que nous fassions.

Incapable d’agir et incapable d’aimer comme il faudrait, vous vous réfugiez dans l’art. Hélas ! là encore vous êtes dupe. Le temps est fini des nymphes, tritons et dieux marins, bons à décorer des fontaines, à orner des pelouses, à mettre une tache claire dans un fourré. — « Qui donc a le temps, je dis une heure, songez-y, de s’asseoir sur un talus pour écouter le tintement d’une cymbale que tient une main blanche ? » — Cela aussi est d’un autre âge. Nous sommes gens trop pratiques et trop ménagers de nos forces pour