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Quelques-uns de ces volumes, sinon la plupart, ne portaient-ils pas des annotations analogues à celles dont Spinoza avait enrichi un exemplaire du Tractatus theologico-politicus, et qu’ont publiées, chacun de son côté, M. de Murr et le docteur Dorow ? Dès lors, et si ces volumes n’ont pas péri, ne serait-il pas désirable qu’on parvînt à les recouvrer ? C’est pourquoi nous comprenons à merveille que M. Servaas exprime le vœu que les heureux détenteurs des livres de Spinoza, s’il en est, ne frustrent point le public philosophique des remarques que leur premier propriétaire a pu y consigner. Mais, tout en nous associant à ce vœu, nous n’avons qu’un faible espoir qu’il soit jamais rempli.

Aussi bien ne faut-il pas, même à l’égard des plus grands hommes, pousser le respect jusqu’à la superstition, et il serait puéril d’attribuer aux moindres lignes qu’ils ont tracées une valeur autre que celle que d’ordinaire on accorde à un autographe. Certes, nous devrons déplorer éternellement qu’une prudence excessive ait déterminé Descartes à priver la postérité de son Traité du monde. Mais qu’eussions-nous perdu, si M. Cousin, à qui du reste pour tout ce qui concerne Descartes on doit tant, n’avait pas retrouvé et publié un billet adressé par Descartes à son horloger ? Quant à Spinoza, qu’aurions-nous désormais à espérer d’inédit, qui méritât beaucoup d’attention ? Peut-être adviendra-t-il que de çà et de là on recueille encore quelques-unes de ses lettres, dont assurément on aurait grand tort de ne faire aucun cas. Mais, en définitive, il ne se présente dans les œuvres de Spinoza aucune lacune réelle à combler. Présentement nous avons et nous savons de Spinoza et de ses doctrines tout ce qu’on en peut avoir et tout ce qu’on en peut savoir, et, pour ma part, je m’assure qu’il n’y a pas, à cette heure, chez les modernes, de philosophie dont les documens soient plus complets, ni même aussi complets que les documens de cette philosophie redoutable, qui, sous l’appareil rigide des formules, reste pourtant une philosophie vivante, où semble se réfléchir, avec les brumes de la Hollande, le ciel enflammé de l’Orient ; philosophie prestigieuse, qui, dissolvant en quelque sorte la personnalité humaine, fourmille de contradictions et ne repose que sur d’inacceptables postulats, mais philosophie puissante, qui a déjà séduit et séduira encore bien des générations de penseurs, parce qu’elle répond à l’irrésistible passion de l’homme pour l’unité, et que Spinoza y établit d’une manière victorieuse qu’il y a un Un et qu’il n’y a qu’un Un nécessaire, en qui seul, vraiment substance, peut se fortifier notre faiblesse, et, dégagé de toute illusion, se reposer, en pleine lumière, notre amour.


NOURRISSON.