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rabat ; dix paires de poignets tels qu’ils sont ; quatre mouchoirs de coton et encore un mouchoir en damier ; quatorze paires de chaussons en linge, et une paire, tels qu’ils sont ; une cravate de coton avec deux cols ; deux essuie-mains usés. » Qu’il nous suffise d’observer que, si cette garde-robe n’était pas très riche, et quoique Colerus rapporte que, « pour ce qui est de ses vêtemens, Spinoza en prenait fort peu de soin, » son autre biographe, le médecin Lucas, se trouvait néanmoins suffisamment autorisé à écrire, au contraire, « que Spinoza était extrêmement propre et ne sortait jamais qu’on ne vît paraître en ses habits ce qui distingue d’ordinaire un honnête homme d’un pédant. » Non-seulement le philosophe n’était pas sans avoir, en même temps que quelque linge, des vêtemens assortis à sa condition ; mais qui eût imaginé que Spinoza, comme les élégans du jour, se servait même d’un manchon ? Après le linge venait la désignation des livres ; mais M. Servaas nous avertit « qu’à cause de la haute importance de cette partie de l’inventaire, il préfère les nommer après les meubles. » La dernière partie de l’inventaire est en effet consacrée à ce qu’on y appelle la Boiserie. Or veut-on savoir en quoi consistait cette boiserie ? C’étaient : « une petite table en bois de chêne ; encore une petite table en bois de chêne et à trois pieds ; deux petites tables carrées en bois de sapin, chacune avec un tiroir ; un coffre noir ; une armoire à livres en bois de sapin avec cinq rayons ; un vieux coffre ; un petit jeu d’échecs noué dans un sachet ; un moulin à moudre et des instrumens, avec quelques lunettes d’approche, mais en mauvais état, parmi lesquelles une en bon état, avec une petite quantité de verre et des tuyaux en fer-blanc. — Tableau : une tête dans un cadre noir[1] ; item un entonnoir de comptoir. — Objets en argent : une paire de boucles en argent ; une signette pendant à une clef de fer. » — Tels étaient les meubles qui garnissaient cette modeste chambre, dans laquelle Spinoza recevait tour à tour les premiers de l’État, des étrangers de distinction comme d’Hénault, des savans comme Leibniz ; cette chambre où, dès l’aube, on le voyait assis à son établi, et où, la nuit venue, à la lueur d’une lampe, il poursuivait encore durant de longues heures ses études et continuait ses méditations sublimes, s’abîmant comme en extase au sein « de l’Être unique, infini, de l’Être qui est tout l’être et hors duquel il n’y a rien[2]. » Si Pascal avait raison de prétendre « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui

  1. M. Servaas conjecture que cette tête pourrait bien être le portrait de Spinoza et le même tableau qui appartient maintenant à la jeune reine des Pays-Bas.
  2. Éthique, XVe prop. Quidquid est, in Deo est, et nihil sine Deo esse neque concipi potest.