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qui fut tout. Le tribunat, ayant pris au sérieux son personnage de censeur, fut brisé ; le sénat dut se contenter de figurer avec pompe dans les cérémonies impériales ; enfin le corps législatif, cet auditoire de muets, ne fut guère qu’une machine à voter, et une machine dont on se servit de moins en moins. Napoléon estimait que « la fixation annuelle de l’impôt et les changemens à apporter de temps à autre dans les lois civiles devaient être les seules attributions de ce corps[1]… » En conséquence, la sphère d’action des décrets s’étendit de jour en jour et usurpa sans cesse sur le domaine législatif. Le vrai législateur fut, comme autrefois, le conseil d’État.

Ce rôle si grand, il l’obtint, de fait, dès l’abord. La suite ajouta peu à ses attributions originelles. Il n’en fut pas de même de son organisation intérieure ; elle se développa graduellement ; elle s’accrut pièce à pièce.

Les « sections, » au nombre de cinq, entre lesquelles furent réparties les affaires, correspondaient assez exactement aux anciens conseils du roi. Il y eut cependant quelques innovations importantes, et en premier lieu la création de l’assemblée générale, cette réunion plénière et périodique, où tout venait aboutir, et qui constituait ainsi le lien permanent entre les parties, devenues solidaires, de ce conseil indivisible dont elle assurait l’unité. Réforme décisive : désormais le conseil d’État n’est plus un agrégat de collectivités étrangères entre elles. Il sera un corps homogène. Et là aussi l’on s’inspirait de l’ancien régime. N’oublions pas que la royauté, au moment de disparaître, avait entrevu cette condition si désirable de l’unité. Elle en avait inscrit le principe dans l’ordonnance du 9 août 1789. Il est vrai que cette ordonnance fut à peine appliquée ; elle n’en contenait pas moins le germe des deux capitales réformes que Napoléon devait réaliser : je veux dire la réunion des diverses fractions du conseil d’État, naguère indépendantes, et en même temps la sélection de l’élément contentieux.

Nous touchons à l’un des faits généraux qui dominent la période que nous abordons : période de quatre-vingt-dix ans, durant laquelle nous verrons s’accomplir, dans l’existence intérieure du conseil, cette évolution si remarquable de la fonction juridique, qui se dégage et se distingue de plus en plus nettement des attributions parallèles. Le contentieux formera une province à part. Or, sous l’ancien régime, jusqu’au règne de Louis XVI, il était confondu avec tout le reste. On n’avait point encore admis que le

  1. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration recueillies par un membre de son conseil d’État, 1833.