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l’atelier. D’après le résultat de ces investigations, sur 16,713 ouvrières, 12,020 vivaient dans des conditions de confort qui pouvaient être considérées comme suffisantes (comfortable). Au contraire, il y en avait 4,693 dont l’installation était misérable. Quant aux ateliers, 14,966 travaillaient dans des ateliers bien tenus (well cared for), 1,747 seulement dans des ateliers négligés. C’est là, en l’absence de toute législation sérieusement protectrice des conditions du travail, un résultat qui peut paraître satisfaisant. Mais il est un autre tableau qui, dans sa concision, met en relief d’une façon saisissante la différence principale qui existe entre la condition de l’ouvrière aux États-Unis et en France, c’est celui qui est intitulé : condition conjugale. Je me bornerai à en donner les chiffres qui parlent par eux-mêmes. Sur 17,427 ouvrières, 15,387 n’étaient pas mariées, 1,038 étaient veuves ; 745 seulement étaient en puissance de mari. La statistique a ainsi démontré la justesse de l’expression dont on se sert couramment en Amérique pour désigner l’ouvrière : working girl, jeune fille qui travaille. Ce qui revient à dire, en prenant la question sous une autre face, qu’aux États-Unis le salaire normal du mari suffit à nourrir la femme et les enfans. C’est le privilège des pays jeunes où la main-d’œuvre est encore d’un prix élevé et les denrées de première nécessité encore à bas prix. Ainsi se trouvent résolues, aux États-Unis, les questions véritablement douloureuses que soulève l’emploi des femmes dans l’industrie, ou plutôt elles ne sont même pas posées. Plus heureuse que l’ouvrière française, l’ouvrière américaine n’est pas obligée de quitter son mari dès le matin pour ne le retrouver que le soir, d’abandonner dès l’aube son loyer sans feu pour n’y rentrer qu’à la nuit, ayant à peine la force de préparer le repas de famille. Surtout, elle ne se voit pas dans la douloureuse nécessité de confier son enfant à des mains charitables ou mercenaires, de le quitter malade pour le retrouver mourant. Elle échappe à toutes ces souffrances et à toutes ces angoisses, qui sont le lot commun de l’ouvrière française. Heureux, trois fois heureux, hommes et peuples, ceux qui ont vingt ans !

Étant presque toujours une jeune fille, l’ouvrière américaine se trouve souvent isolée dans la vie. Cette différence avec l’ouvrière européenne donne un intérêt d’une nature toute spéciale à la partie de la statistique où il est fait mention des diverses œuvres destinées à lui venir en aide. Dans le rapport général qui précède les tableaux de l’enquête, il n’est pas consacré moins de vingt-six pages sur soixante-quatre aux œuvres de cette nature. Le mobile de ces œuvres est partout la charité, et la charité chrétienne, car aux États-Unis on n’en connaît et on n’en comprend point d’autre, mais la charité intelligente et bien entendue, ne