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France « n’a mis, dit Loysel, la couronne au greffe. » Mais la justice administrative n’est qu’une des formes de cette magistrature presque illimitée qui fut l’essence du conseil monarchique. Il est, en outre, l’interprète des lois et, à ce titre, annule les sentences judiciaires non conformes ; par où il exerce les attributions dévolues, depuis 1791, à la cour de cassation. Il est l’arbitre souverain des compétences entre les diverses juridictions du royaume, comme le sont aujourd’hui les délégués du conseil d’État et de la cour suprême qui composent notre tribunal des conflits. Enfin il juge de plano, et en dernier ressort, certains procès civils ou même criminels, qu’il plaît au roi « retenir » ou « évoquer, » à raison de l’importance des affaires, de la qualité des personnes, de l’intérêt d’État, ou simplement parce que « tel est son bon plaisir. » Ici encore, nous retrouvons cette incroyable confusion des pouvoirs que l’on rencontre à chaque pas dans les institutions de l’ancien régime, et nous touchons au grief capital que les parlemens, dans leur opposition ardente, ne cessent d’alléguer. Ce sont, d’un côté, de perpétuelles remontrances qui dénoncent le fléau des « évocations ; » de l’autre, des ordonnances solennelles par où le roi prohibe les empiétemens du conseil sur la juridiction de droit commun ; mais les remontrances sont vaines et les ordonnances demeurent lettre morte. Au XVIe siècle, l’abus fut effréné. Les « évocations » étaient devenues un moyen scandaleux à l’usage des justiciables influens pour s’assurer le gain de leurs procès. Le plaideur bien en cour faisait « évoquer » le litige d’un bout à l’autre du royaume, et triomphait de son adversaire à la faveur de l’éloignement.

Gardons-nous cependant de juger avec trop de rigueur cette pratique de l’ancien régime. Elle avait eu sa raison d’être ; elle était née d’une pensée politique. Car c’était grâce à ces « évocations » que le roi tenait en échec la volonté factieuse des parlemens, leur opposant sa justice concurrente, et faisait sentir sa puissance dans les provinces les plus lointaines. Et puis n’oublions pas que, d’après les idées de l’ancien régime, le roi était le juge primordial et souverain, disons davantage, la source de toute justice. N’oublions pas que, selon la forte expression de Guillard, « les rois de France ont en eux-mêmes la plénitude de la magistrature[1]. » Guillard ajoutait, dans une page qui serait toute à citer : « Les magistrats de France ne peuvent ignorer que, quand le roy les a pourvus de quelque office que ce soit, ç’a seulement été pour en

  1. Histoire du conseil du roy, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à la fin du règne de Louis le Grand, par rapport à sa jurisdiction, avec un recueil d’arrests de ce tribunal, 1718.