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s’agissait que d’un crime et de criminels, rien ne serait certes plus simple et plus légitime que de faire une justice sévère, ne fût-ce que pour décourager les fanatiques qui se croient le droit de recourir au meurtre. Malheureusement, si le meurtre est un fait trop réel, les meurtriers sont restés jusqu’ici inconnus ; ils n’ont pu être découverts ; et, en définitive, l’assassinat de M. Beltchef n’a été qu’une occasion de renouveler la sanglante comédie judiciaire dont l’infortuné major Panitza a été il y a peu d’années encore la victime. On n’a pas trouvé les vrais meurtriers, mais on a imaginé un vaste complot organisé contre le prince Ferdinand, contre la sûreté de l’État, contre l’indépendance nationale, — encouragé par les « États hostiles à la Bulgarie, » — et dans ce complot on a enveloppé une foule de suspects, d’adversaires ou d’ennemis de M. Stamboulof. Que parmi tous ces accusés il y ait des esprits aigris et violens, des séides obscurs, cela se peut ; il y a aussi, visiblement, des hommes qui ne sont en cause que parce qu’ils sont des adversaires politiques, d’anciens ministres, entre autres M. Karavelof, qui a été soumis à toutes les persécutions, qui est devenu aveugle dans sa prison, et a gardé une assez fière attitude devant ses juges.

Depuis un an, cette œuvre de police, encore plus que de justice, se poursuit, et si le procès de Sofia a dévoilé que M. Stamboulof et le régime qu’il personnifie ont beaucoup d’ennemis en Bulgarie, qu’il y a toujours des agitations dans la principauté, il n’a révélé ni un attentat sérieux, ni surtout une complicité dans le meurtre de M. Beltchef. Il ne s’est pas moins dénoué par de dures condamnations. Quatre accusés ont été condamnés à mort, d’autres à quinze ans, à neuf ans de prison. M. Karavelof en est quitte pour cinq ans de prison. M. Stamboulof avait déjà sa vengeance par ces condamnations ! Allait-il cependant pousser jusqu’au bout cette vengeance ? Il n’a pas hésité, et sans plus attendre, sans pitié, il a fait mettre à mort ces quatre malheureux condamnés sur des témoignages et des pièces falsifiés ! Ce qu’il y a de singulier, c’est que pendant ce temps le prince Ferdinand de Cobourg se promène en Europe et paraît assez étranger aux affaires de sa principauté. Il se promenait déjà à l’époque où l’infortuné Panitza était impitoyablement exécuté : il se promène encore pendant qu’on pro cède à des exécutions nouvelles ? Mais alors qui est le souverain ? Ce n’est pas le prince Ferdinand, c’est M. Stamboulof. Il reste à savoir si l’Europe, qui s’est montrée si singulièrement indulgente pour tout ce qui se passe à Sofia, laissera se prolonger indéfiniment cet étrange régime qui est en dehors des traités, qui se met en dehors de l’humanité et reste une perpétuelle menace pour la paix de l’Orient


CH. DE MAZADE.