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citer qu’un exemple, Confucius, ce sage trop vanté, qu’on a sottement qualifié de Socrate de la Chine, a réduit toute la morale à l’obéissance, et, appliquée aux femmes, cette obéissance qu’il prêche est une dure servitude. Quand un Japonais pauvre et avide veut tirer parti des charmes de sa fille, il la vend par un acte passé devant un tribunal de police à quelque maison de prostitution, et sous peine de manquer au plus sacré de ses devoirs, elle se laisse vendre. Or, aujourd’hui que, sans parler des écoles de filles ouvertes partout au Japon, on a institué à Tokio une école normale supérieure de femmes sur le modèle de la nôtre et quatorze autres dans le reste de l’empire, il est difficile d’admettre que, émancipées par l’instruction et plus soucieuses de leur dignité, ces jeunes filles et ces femmes se résignent longtemps au sort que leur a fait le législateur chinois. S’il leur venait à l’esprit que la faiblesse a ses droits, si elles aspiraient à exercer quelque influence sur une société qui, jusqu’ici, n’a respecté que la force, ce serait toute une révolution. Qui l’emportera, de Fontenay-aux-Roses ou de Confucius ? Beaucoup de gens parieront pour Confucius.

Parmi les photographies instantanées qu’a rapportées M. Norman, la plus remarquable est celle qu’il a mise au frontispice de son volume. Elle représente une jeune et charmante Japonaise, qui laisse reposer sa jolie tête sur l’épaule d’un daruma ou saint en bois sculpté, dont elle a enlacé le cou de son bras gauche. Coquette et pourtant pudique, mais peu timide, hardie dans son innocence et sûre de sa force, elle serait assurément en tout pays l’ornement le plus délectable d’une école normale. Le saint est un vieil ascète accroupi, lequel s’est absorbé si longtemps dans ses méditations sur la nature des choses que ses jambes ont pourri sous lui. C’est un vrai monstre ; son front affreusement ridé, ses yeux ronds, pleins de colère et d’épouvante, sa grande vilaine bouche entr’ouverte protestent contre les attouchemens de la charmeresse qui a entrepris de l’apprivoiser. Cette photographie eut un grand succès à Tokio ; les reporters voulurent la voir, les journaux en parlèrent ; tout le monde s’écriait : « C’est parfait, c’est délicieux, c’est vraiment japonais. » Cette spirituelle image est non-seulement très japonaise, mais aussi très symbolique. Elle me paraît représenter la jeune civilisation jaune aux prises avec le vieux Japon. En aura-t-elle raison, ou sera-t-elle mangée ?


G. VALBERT.