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vieillesse heureuse. » Le même jour, un ami de la famille écrit à Auguste Goethe, à Heidelberg : « — Bien que frappé par cette nouvelle, votre père va bien, et il est gai, au moins devant nous. »

La petite Bettina, l’une des adoratrices les plus exaltées du dieu vieillissant, osa cependant écrire à Goethe au sujet de sa mère, qu’elle avait soignée jusqu’à la fin : « — Les gens disent que tu te détournes volontiers des tristesses qu’on ne peut plus empêcher ; ne te détourne pas de la mort de ta mère ; apprends à la connaître, combien elle a été sage et tendre dans ses derniers momens, et quelle puissante poésie il y avait en elle. » Ces lignes sont à l’honneur de Bettina. Elle avait compris la grandeur d’une mort parfaitement simple, d’une mort envisagée et traitée, par la créature agonisante, en fonction naturelle qui ne dispense pas même de la politesse et des bienséances ; et elle avait rappelé à un fils trop distrait par sa gloire de qui il tenait ses plus beaux dons. Goethe n’aurait eu qu’à rapprocher de la lettre courageuse de Bettina un mot tracé pour lui par Mme Aia pendant les années de solitude : « — Bien des gens trouveraient ma vie trop uniforme ; moi pas ; mon corps est si tranquille, et ce qui pense en moi est si actif. Je puis passer toute une journée seule, m’étonner de ce que le soir est venu, et être contente comme une déesse. » Ainsi complété, le tableau des origines intellectuelles et sentimentales de ce grand homme est très clair. Il tenait de son admirable mère la sagesse sereine, « la puissante poésie » et l’activité de ce « qui pense. » Pour la sensibilité, il avait pris du côté de son père, le dur Caspar Goethe. Cette idée l’aurait humilié. Il l’aurait trouvée insultante. Que ce soit son châtiment pour avoir ingratement délaissé Mme Aia.

Celle-ci ne mourut pas du moins, comme son époux, sans avoir vu l’avènement de la classe moyenne. Elle avait assisté à la révolution française et à la dislocation du saint-empire romain. Sous l’influence de ces grands événemens, l’ombre du passé se retirait peu à peu de dessus les Werther et les Saint-Preux, et des horizons radieux, immenses, infinis en apparence, s’ouvraient devant les fils de la bourgeoisie. Wolfgang Goethe avait trahi sa caste, le jour de faiblesse où il avait accepté d’être anobli pour s’asseoir sans scandale sur les tabourets sacrés des salons princiers. Mais Bonaparte traîna les bottes de ses soudards jusque sur les trônes, et il n’y eut plus à s’en dédire : la bourgeoisie régna. Pour combien de temps ? C’est ce que tout le monde se demande en ce moment, excepté elle.


ARVEDE BARINE.