Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne sont plus excessives, et qu’au surplus, sans que nous sachions comment, d’inutiles cérémonies peuvent contribuer au bonheur. M. Norman se demande si le Japonais d’après-demain sera plus heureux que le Japonais d’avant-hier : « Ceux d’entre nous, dit-il, qui sont satisfaits de notre propre situation et de nos perspectives d’avenir n’hésiteront pas à répondre affirmativement. Pour ma part, ce qui reste du vieux Japon m’a procuré des plaisirs trop vifs, et j’ai trop souffert de ce que produit la civilisation, pour me hâter de dire oui. »

Mais c’est surtout pour l’art japonais qu’il est permis de s’inquiéter. Cet art exquis, qui a séduit, charmé, subjugué tous les peuples de l’Occident, avait répandu au loin la gloire du Nippon. Que deviendra-t-il quand les Japonais ne seront plus eux-mêmes ? La question du costume est à Tokio une question politique ; les patriotes exaltés pensent que leur pays ne sera digne de ses hautes destinées que lorsque tout le monde portera le chapeau à haute forme, et lorsque les femmes auront pris l’héroïque résolution de s’habiller comme des Anglaises. L’impératrice a donné l’exemple, et elle ne souffre à sa cour que des Japonaises piteusement déguisées. Si le Japon met sa gloire à s’enlaidir, que feront ses artistes ? Et où chercheront-ils leurs inspirations si on tue les vieilles mœurs et les vieilles croyances ?

L’art japonais n’est que l’art chinois, transformé par le jeu d’une fantaisie ailée dont les adorables caprices ont rajeuni des traditions séculaires, égayé d’antiques et sombres souvenirs. A la vérité, il y a là-bas des radicaux qui, fanatiques utilitaires, prendraient facilement leur parti de le voir disparaître. L’un d’eux se plaignait dernièrement que son influence avait été pernicieuse. « Quand un de nos peintres, écrivait-il, veut représenter une maison, il a soin de choisir une hutte tombant en ruine parmi des pruniers rabougris, et il nous engage à croire que pour un homme d’un goût raffiné, le plus divin des plaisirs est de contempler la lune à travers les lézardes d’une masure, pendant que la pluie crépite sur un toit croulant. Veut-il nous faire admirer un paysage, il nous montre dans un trou de montagne une cabane couverte en chaume, où trois personnes ne tiendraient pas ; il nous enseigne ainsi que le comble de la félicité est de passer ses jours dans la solitude ou dans un éternel tête-à-tête, en vivant d’eau claire, de légumes et de glands. Poésie, musique ou industrie, l’art japonais est propre à étouffer dans un peuple l’esprit d’entreprise, à lui inspirer l’amour d’une vie retirée, misérable et oisive. Cet art est le grand ennemi de la civilisation. » Ainsi raisonnent certains radicaux d’Osaka ou de Tokio. Il reste à savoir si toute la sagesse accumulée dans leurs fortes têtes vaut la tabatière que M. Norman acheta dans une prison, et dont le couvercle merveilleusement sculpté représentait le dieu du rire que six enfans nus tirent par son manteau. Quand le Japon ne