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flottante, se présenta auprès de lui, le lorgnon à la main, en lui disant : « Je suis le reporter de tel journal de Tokio. » Puis ayant tiré de sa poche un carnet et un pinceau : « Quel âge avez-vous ? Où êtes-vous né ? Combien de temps resterez-vous ici ? Depuis quand êtes-vous parti ? Où avez-vous été ? Aimez-vous le Japon ? Que pense-t-on de nous en Angleterre ? Que pense-t-on qu’il adviendra de la Corée ? Y aura-t-il une guerre entre l’Angleterre et la Russie ? l’Irlande obtiendra-t-elle le home-rule ? S’il vous est arrivé quelque chose d’intéressant dans vos voyages, veuillez me le raconter. »

M. Norman affecta de ne pas prendre au sérieux son confrère au teint jaune, il le brusqua, le rabroua. Pure jalousie de métier ! Dans tous les temps, le tourneur a méprisé le tourneur, et les reporters n’ont jamais aimé à fournir de la copie à leur prochain ; ils croiraient se voler eux-mêmes. Cependant, les reporters japonais ont quelque mérite à bien remplir leurs délicates fonctions ; ils sont tenus d’être prudens et de ne pas attirer de mauvaises affaires à leur rédacteur en chef. La presse japonaise est encore soumise au régime de la censure et les éditeurs de journaux sont quelquefois passibles d’emprisonnement. Il est vrai qu’en ce cas, ils ne paient pas de leur personne ; ils ont sous la main un homme de paille qui fait leurs mois de prison pour eux : « Mon ami, dit le véritable éditeur à l’éditeur fictif, je me propose d’éreinter le ministre des communications. Arrangez-vous en conséquence ; mettez ordre à vos affaires, et procurez-vous des loisirs. »

Dans leur empressement à s’approprier tout l’outillage de l’Occident civilisé et de tout peuple vraiment moderne, les Japonais ne pouvaient manquer d’implanter chez eux le système parlementaire, et avec leur prodigieuse faculté d’assimilation, la chose leur parut toute simple. Tel Anglais, tel Français qui fut témoin de leurs premières élections générales, où 649 candidats se disputèrent 299 sièges, aurait pu croire qu’ils avaient élu un parlement depuis le jour où les divins ancêtres de l’empereur jetèrent les fondemens du monde. Hormis un ou deux assassinats, il y eut peu de désordres, peu de violences ; mais dès la première heure ils avaient appris l’art de capter les suffrages. Un journaliste de Tokio écrivait à ce sujet : « Électeurs, souvenez-vous que ceux qui vous corrompent pour obtenir votre voix seront les premiers à vendre vos intérêts. Des candidats malpropres ne seront jamais des législateurs aux mains pures. » Pourrait-on mieux dire en Europe ? Comme chez nous, cette chambre parut avoir d’excellentes intentions et elle prit de sages mesures, qu’elle gâta par des folies. Comme chez nous, les questions personnelles devinrent des questions d’Etat ; les partis se divisèrent en groupes, les groupes en sous-groupes, et l’occupation favorite de tout le monde fut de provoquer habilement des