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l’envie, à toutes les revendications bruyantes des adeptes du socialisme allemand. La grande armée ouvrière se recrutait rapidement, édifiant de ses mains et menaçant de ses colères ces grandes fortunes américaines qui étonnent le monde.

À cette situation du trésor public regorgeant de numéraire, Cleveland, dans son message au Congrès, indiquait deux solutions : dépenser plus ou encaisser moins ; entreprendre de grandes œuvres d’utilité publique, ouvrir de vastes chantiers, déverser ce flot d’or sur le pays, susciter partout une aisance éphémère et une prospérité factice. C’était l’accroissement du fonctionnarisme, l’augmentation des places et des traitemens ; c’était, entre les mains du pouvoir exécutif, un patronage accru, le moyen de récompenser ses amis, de concilier ses ennemis, de grossir le nombre de ses partisans. Pour lui, président rééligible, à la veille d’une réélection, la tentation pouvait être forte ; c’était la popularité, déjà grande, devenant irrésistible, la nomination certaine ; mais c’était renoncer à la séculaire sagesse, rompre avec les traditions d’économie, les erremens d’un passé glorieux ; substituer à l’initiative privée celle de l’État ; inaugurer un nouvel ordre de choses dans lequel la prodigalité d’aujourd’hui deviendrait la nécessité de demain ; déchaîner les convoitises, surexciter les cupidités.

L’autre alternative consistait à réduire les taxes à l’importation, à dégrever le contribuable, mais à s’aliéner l’industrie florissante, les fabricans et les manufacturiers, à courir les risques d’une crise économique dans laquelle l’ouvrier n’aurait vu que son salaire compromis ou réduit sans tenir compte de la cherté de la vie diminuée. C’était la popularité compromise, l’élection douteuse, l’hostilité certaine des capitalistes, l’hostilité probable des masses inintelligentes.

Entre ces deux partis, il n’avait pas hésité. A ses convictions il avait sacrifié sa réélection. Ce qu’il se refusait à faire, le parti républicain et le président Harrison l’avaient fait et les résultats éclataient aux yeux : le bureau des pensions militaires absorbant chaque année des centaines de millions et converti en une gigantesque officine électorale, les scandales de l’administration du général Raum, la corruption et la vénalité triomphantes, l’omnipotence des capitalistes, la misère des classes ouvrières et leurs revendications à main armée, les vastes projets de James Blaine pour fermer les deux Amériques à l’Europe et leur avortement.

Entre Harrison et Cleveland, les politiques habiles hésitent encore à se prononcer ; les chances leur semblent à peu près égales. Harrison a pour lui les nombreux moyens d’action dont dispose un chef d’État et aussi l’appui des capitalistes ; il a derrière lui un