Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/69

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Deux ans s’écoulent encore. Il faut en finir. Au mois d’août 1797, Goethe s’annonce seul et amène Christiane avec le petit Auguste. Il obtient gain de cause, établit sa maîtresse en belle-fille chez sa mère, va voyager en Suisse en assurant qu’il repassera par Francfort, se laisse encore détourner par « les trésors artistiques de Nuremberg, » et ne revient jamais. Il ne revit pas sa mère et se jugea assurément sans reproche, car il l’avait invitée dans son ménage irrégulier, où elle aurait eu le plaisir de frayer avec la mère et la sœur de Christiane et de voir sa pseudo-bru entre deux vins. Mme Aia faisait l’entêtée : tant pis pour elle ! L’égoïsme est un des premiers droits du génie, l’ingratitude un de ses premiers devoirs, afin que rien ne le distraie de sa dette envers l’humanité. La théorie est défendable, à condition d’appeler un chat un chat et de ne pas essayer de nous donner le change. Wieland, qui défendit toujours Goethe, écrivait à un ami (2 décembre 1796) : « Avec tout son égoïsme, il est si peu malfaisant, ou plutôt si bonhomme au fond, et c’est un esprit si puissant, un talent si fécond, que je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. » Nous l’aimons tous dans ces limites-là ; nous lui sommes tous reconnaissans de nous avoir donné des chefs-d’œuvre et de ne pas avoir abusé de son génie pour faire le mal ; mais il ne faut pas nous en demander plus et nous vanter la sensibilité de Goethe. Plus d’un historien a renoncé du reste à la défendre, même en Allemagne.

Mme Aia vécut et mourut en soutenant que son « docteur » était le modèle des fils, et elle-même la plus heureuse des femmes. Dès que son petit-fils Auguste est en état de comprendre, elle lui écrit, en soulignant : « Ton cher père ne m’a jamais, jamais causé un chagrin ou une contrariété. » En trente-trois ans de séparation, à peine surprend-on dans ses nombreuses correspondances une ou deux lignes ressemblant à un gémissement : « La mère Aia… est solitaire comme dans la tombe, délaissée comme une chouette dans une ville détruite… Mon humeur couleur de rose est devenue un peu couleur de puce (lettre à la duchesse). » Elle ne se permet même pas d’inviter son fils, sauf une seule fois, sur la fin, et d’un petit mot jeté en passant : « Avec tout cela, — j’espère pourtant que tu me donneras encore une fois la joie de ta visite, — je ferai de mon mieux pour te procurer toutes les commodités possibles. » Cette dernière phrase est une allusion au logement où elle s’était retirée après la vente de sa grande maison, devenue trop lourde pour ses ressources. C’est dans cet appartement qu’on l’entendit s’apostropher en ces termes : « Allons ! n’as-tu pas honte, vieille conseillère ! Tu as eu assez de bon temps sur cette terre, et ton Wolfgang par-dessus le marché. A présent que les mauvais jours arrivent, tu peux bien t’en arranger et ne pas faire ces grimaces-là !