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protectionniste. Des groupes de peuples se liaient pour douze ans. D’autres, pour être isolés, n’en étaient pas moins résolument ennemis du libre échange, semblaient rire des calamités dont les disciples de Bastiat et de Say affectaient de les menacer. Jusqu’aux colonies anglaises qui se ralliaient à la protection, jusqu’à l’Irlande qui nourrissait, à cet égard, de secrètes préférences ! Pensait-on que l’Angleterre et l’Ecosse réussiraient à elles seules à convertir le monde à leurs doctrines et y avait-il quelque chance que ces deux territoires, qui ne forment que la douzième partie de l’empire, fissent partager leurs vues aux onze douzièmes récalcitrans ? Non, dans le vieux rituel où la Grande-Bretagne avait puisé ses croyances, c’était une foi plus moderne, moins chancelante, qu’il importait de substituer aux anciennes superstitions. Désormais, à leur entrée sur les possessions de la couronne, les produits britanniques devaient jouir d’un traitement de faveur qui serait, bien entendu, refusé aux marchandises étrangères. Là seulement étaient le salut et la vérité. Des applaudissemens accueillaient ce discours et les orateurs renchérissaient les uns sur les autres. Le colonel Howard Vincent, représentant de Sheffield, s’écriait que c’était duperie d’ouvrir ses frontières, lorsque les autres fermaient les leurs : « Cobden s’est trompé deux fois, concluait-il d’une voix vibrante ; en 18’i6, il affirmait que les Américains tireraient leurs approvisionnemens du royaume-uni et qu’ils n’auraient pas d’autre marché que le nôtre. Il ajoutait que dans cinq ans au plus, l’Europe entière deviendrait nécessairement libre-échangiste. Double et fatale prédiction que les événemens se sont chargés de démentir ! »

Il fallait une sanction à de telles paroles, avant qu’on se séparât sous le coup de l’émoi qu’elles avaient provoqué. Le meeting adressait à l’Union commerciale de l’empire un vote d’encouragement et de confiance. On l’invitait à persévérer, à demander l’abrogation de traités funestes et quand ils auraient disparu, des privilèges. Ainsi, nous n’avions pas tort de le dire, l’Angleterre n’est plus tout à fait la même. Elle se métamorphose et certaines contagions la gagnent. On aboutira le mouvement dont nous avons retracé les origines ? Il serait vain de le prévoir, mais il n’était pas indifférent d’en signaler l’existence. Sous l’influence des milieux, de nouvelles conditions vitales et économiques, il peut donc surgir des phénomènes moraux qui agissent à la longue sur l’esprit des peuples et en bannissent la fidélité à des convictions jadis inviolables. C’est là un genre de transformisme non moins curieux que l’hypothèse biologique à laquelle Darwin a donné son nom.


JULIEN DECRAIS.