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piquer à même le plat de la salade aux lardons et d’autres mets roturiers. Les altesses lui jurèrent en partant « de ne jamais oublier combien ils avaient été heureux chez elle, » et ils tinrent parole. Neuf ans après, le prince héritier vient demander à dîner à Mme Goethe, la fait monter dans un beau carrosse « avec deux laquais derrière, » et la mène dans un palais où l’attend la reine de Prusse, qui ne lui parle que du paradis de la rue de la Fosse-aux-Cerfs. « — J’en avais un nimbe, écrit Mme Aia à son fils, et il m’allait très bien. » Le carrosse revient encore en 1803, et la noblesse teutonne assiste à une scène singulière. Tout le monde est debout dans le salon, hormis la reine de Prusse et une vieille dame que la souveraine a fait asseoir à côté d’elle, et qui ne cesse de la questionner pendant que les hauts personnages défilent devant le fauteuil royal et saluent dans les règles : « — Qui est celle-là ? demande la vieille dame. — Qu’est-ce que c’est que celui-là ? » C’est Mme Aia qui aiane, selon le verbe qu’elle a créé à son usage. Elle reconnaît au passage une autre pimbêche de cour qui a jadis grondé « ses princesses » pour une faute contre l’étiquette, et elle lui dit son fait en face.

Peut-être convient-il de chercher dans ces anecdotes la clé des refus essuyés par la duchesse Amalia, qui aurait voulu attirer Mme Goethe auprès d’elle, à Weimar. On vient de voir Mme Aia dans ses grands jours de cérémonie, quand elle se surveillait et avait la prétention de se tenir « comme si une grande cour avait été sa nourrice. » Elle était trop fine pour ne pas sentir, dans le fond de son âme, qu’elle n’avait pas le ton de ce monde-là, que les princes ne goûtent les familiarités qu’à leurs heures, et que les jeunes bourgeois qui ont fait un grand chemin peuvent être gênés par leur famille. Goethe était chargé d’honneurs, anobli et détesté. Ne pouvant plus le dédaigner, les Weimariens s’étaient pris d’une haine féroce pour le parvenu auquel allaient toutes les faveurs. La présence de sa mère chez la duchesse lui aurait certainement créé des embarras de plus, et l’instinct maternel fait de tels miracles, qu’il a bien pu arrêter Mme Aia, toute dévorée qu’elle fût de la passion de contempler « l’uniquement aimé. »

Quoi qu’il en soit, Goethe lui donna bientôt une trop bonne raison de se tenir en paix à Francfort. A son retour d’Italie, il fit la connaissance de Christiane Vulpius, en eut un enfant et l’installa chez lui. Christiane était une jeune fleuriste sans éducation, fraîche et gaie, aimant les bals d’étudians et la bouteille. Weimar leva les bras au ciel ; l’Allemagne soupira ; Mme Goethe renferma son chagrin et fit semblant d’ignorer.

Elle revit son ingrat en 1792, lorsqu’il passa par Francfort pour