Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’asservir les infortunés que les hasards de la misère amèneront sous sa dépendance ? A lui maintenant de traiter avec ses pareils, et il ne sera pas difficile sur les conditions, car il lui restera la ressource de se livrer à un marchandage effréné lorsqu’il engagera son monde. Ah ! il connaît bien le truc, si on veut bien nous permettre cette expression familière. Il n’ignore pas comme il faut s’y prendre pour rogner les salaires et s’assurer un bénéfice. Lui-même, ne l’a-t-on pas longtemps attelé, bête de somme passive et sans défense, à une tâche qui ne suffisait pas, à le nourrir ?

Les sweaters d’une certaine importance, ceux qui sont déjà parvenus à une situation enviable, emploient, cela va sans dire, six ou huit fois plus d’hommes que leurs confrères qui débutent. C’est surtout chez eux que la méthode de distribution du travail est défavorable à l’ouvrier. Celui-ci est rémunéré à la journée, payé selon sa valeur productive. Dès lors, le nombre des heures joue un rôle décisif ; à qui en passe à l’atelier quatorze ou quinze revient une journée relativement bonne, mais le plus clair du profit est pour le patron dont la commande est exécutée en un temps extrêmement court. Or, plus vite elle est terminée, plus tôt il est réglé et libre de solliciter de nouveaux ordres. Alors le vêtement à bâtir est non-seulement partagé en sections différentes, mais chacune de ces sections comporte elle-même de multiples subdivisions. Plus elles sont nombreuses, moins il est nécessaire qu’elles soient confiées aux habiles et par conséquent aux exigeans, et c’est ainsi qu’est résolu le problème qui consiste à obtenir du minimum de salaires le maximum de production. Autre complication : les habits les plus soignés, de l’étoffe la plus solide ou la plus fine, vont nécessairement aux sweaters les plus achalandés. Aux commençans on abandonne le veston du pauvre ou le paletot de l’humble employé. De là des catégories, une variété décourageante dans le taux des salaires, rien de fixe, nulle possibilité pour l’ouvrier de débattre le prix de ses services, d’opposer à l’industriel une coutume, l’usage ou des précédons. La concurrence est si forte qu’il est écrasé, et s’il regimbe, dix, vingt, cinquante affamés sont là qui s’offriront à le remplacer.

La condition des ateliers est généralement en rapport avec l’importance des locataires qui les occupent. Dans la plupart des cas, c’est au fond de pièces étroites, de deux ou trois mètres carrés au plus et d’une malpropreté repoussante, que l’employé du sweater, furieux, rongeant son frein, se courbe silencieusement sur la besogne. On y respire une atmosphère étouffante que les fers, pendant le jour, et le soir les becs de gaz maintiennent à un degré d’élévation intolérable. Législation sur la santé publique,