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les spécialistes du pardessus, du gilet et du pantalon, et parmi eux les coupeurs, les employés à la machine, puis les basters qui faufilent pour l’essayage, les fellers qui posent la doublure, enfin ceux dont les prétentions ou le talent ne vont pas au-delà de la boutonnière. Peu à peu et à cause même de ces classifications, le métier est devenu plus facile, presque à la portée des profanes et des ignorans. On s’est rué sur un genre d’occupation où il fallait du monde et du monde encore, et par là on a fait le jeu des sweaters. Aux protestations de l’ouvrier désespéré, sentant le sol crouler sous ses pieds, la réponse était trop aisée ; les accapareurs plaçaient sous ses yeux les demandes d’emploi dont ils étaient assaillis ; dilemme terrible : subir des conditions qu’on n’est pas assez fort pour discuter ou mourir de faim dans un coin.

D’ailleurs, l’enquête établissait que ce système d’exploitation variait en puissance et en étendue et qu’il donnait de si surprenans résultats que les meilleurs eux-mêmes finissaient par le pratiquer. Voici un travailleur écœuré de la vie qu’il mène, las d’enrichir les autres, décidé à sortir de l’engrenage où il est pris. Il possède un capital, bien mince encore, huit ou dix livres sterling qu’il a réussi à emprunter. Il loue quelque part un atelier, oh ! bien modeste ! s’il n’utilise pas tout simplement la chambre qu’il occupe. Il se procure une machine à coudre dont il solde le prix par petits acomptes, deux schellings et demi à la semaine. Dès lors, il est outillé, prêt à accepter de l’ouvrage de première main, si c’est possible, d’un troisième ou quatrième contractant, faute de mieux. Mais une difficulté se présente ; il faut absolument qu’il fournisse caution, car nul ne consentirait à lui livrer, sans le connaître, la marchandise. Qu’il surmonte ce dernier obstacle, qu’un ami haut placé réponde de sa bonne foi et lui serve de garantie commerciale, il n’aura plus qu’à mettre en train son affaire. Sans doute, il n’a pas d’argent, mais qu’importe puisque la besogne va venir ? Il n’a pas de peine à embaucher trois ou quatre femmes, un « presser » pour le repassage du drap au fer chaud et l’apprentie qui reporte l’ouvrage et ne gagne rien, heureuse encore et reconnaissante qu’on veuille bien lui apprendre le métier. Lui-même, en attendant que ses gains l’en dispensent, ne dédaignera pas de tirer l’aiguille ou de manier le ciseau et ce sera tout profit puisqu’il économisera, de cette manière, un ouvrier supplémentaire. Ainsi le voilà promu sweater, et à partir de ce moment, gardant au cœur la rancune des mauvais jours, il n’a pas de plus cher désir que de faire aux autres ce qu’on lui a fait. Son organisation n’a demandé ni intelligence, ni capitaux ; après tout, il ne risque rien, pourquoi se refuserait-il la joie de commander à son tour et