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qu’il n’appréciait pas assez leur ingéniosité ou leur adresse. Dans les rues et quelquefois à l’atelier, ils coudoyaient des compatriotes, vaincus de la politique et déchus des grandeurs passées, parfois revenus à la sagesse, grâce à l’influence du milieu. Les uns et les autres avaient débarqué librement à Douvres, à Southampton ou à Folkstone, sans passeport à produire, sans documens justificatifs de leur identité ou de leurs ressources. Ils avaient mis le pied sur le sol anglais, la tête haute et la démarche assurée, car l’asile était sûr et ils le savaient. Souvent, ils s’y fixaient. Peu à peu, ils éprouvaient pour ces îles brumeuses et tristes, pour ces terres privées de chaleur et de lumière, le sentiment indéfinissable qu’ont ressenti tant de ceux qui y ont longtemps séjourné. Attrait mélancolique, inexplicable, réel pourtant dont on serait en peine de dire les causes. Sans parler des agglomérations urbaines ou des centres manufacturiers qui captivent par leur masse même et par le témoignage qu’ils apportent de la grandeur du génie humain, il y avait, pour retenir et pour séduire, le charme si vif de la campagne, du home choisi loin des villes, dans quelque vallon plein d’arbres et de verdure. L’existence s’y écoulait en une solitude sereine, sous le plus complet régime de liberté qui soit au monde, avec la satisfaction, douce aux âmes que l’ambition n’a point ravagées, d’être ignoré de la foule et de vivre en paix.

Certes, ils n’arrivaient pas tous à triompher des orages. Pour dix qui réussissaient, cent gagnaient avec peine l’alimentation quotidienne. Ils subsistaient du moins, sans qu’on s’occupât d’eux ou que leurs hôtes leur reprochassent d’accaparer à leur profit une partie du gain national. Ils étaient sous la sauvegarde de tout un ensemble de traditions généreuses dont divers symptômes indiquent que la puissance n’est plus aussi grande. Aujourd’hui, ce n’est plus vers le passé qu’on se retourne ; il a eu sa gloire, reste à savoir s’il faut à jamais s’enchaîner à ses préceptes. Déjà les orateurs et les pamphlétaires qui ont coutume d’agiter l’opinion crient à haute voix le péril, pareils à des sentinelles avancées. Le pays devient trop peuplé ! on représente avec force aux pouvoirs publics que le nombre des étrangers est déjà si considérable à Londres et dans les grands centres qu’il constitue pour l’épargne anglaise un redoutable danger. On étale aux yeux du peuple l’afflux incessant des recrues nouvelles, leur dénûment et leur misère. D’ailleurs, n’est-on pas amplement renseigné sur la condition morale et sociale de la plupart des immigrés ? Les révélations de la Sweating commission n’ont-elles pas établi que les privations et la détresse les poussaient à accepter des rémunérations dérisoires et que, par là, ils faisaient aux indigènes une concurrence écrasante, provoquaient