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lui-même qu’à l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard. Bayle avait été plus hardi. Non content, on l’a vu, de proclamer les droits de la « conscience errante » et de subordonner par suite la vérité de la religion à l’acquiescement de l’individu, il avait cherché dans la nature même de l’homme ce « principe réprimant » sans lequel il sait bien qu’aucune société ne pourrait exister, et il l’y avait trouvé. Vous, cependant, qui me lisez, voulez-vous achever là-dessus de mesurer son audace ? Regardez autour de vous, e comptez combien vous en trouverez, — je dis de ceux qui pensent, — pour se ranger à la suite de Bayle, et pour oser ainsi mettre avec lui la religion et la métaphysique au nombre des illusions que l’humanité ne revivra plus ?


V

Comment donc se fait-il qu’il semble être, ou qu’il soit, à vrai dire, si profondément oublié ? Car il n’écrit pas mal, si même il n’écrit mieux, plus correctement, avec plus d’esprit que tant d’autres, dont les noms s’étalent encore dans nos histoires de la littérature, qui ont des statues ou des bustes, d’Aguesseau, le « bon » Rollin, l’abbé de Saint-Pierre. Et n’en ai-je pas vu qui faisaient sa place à l’abbé Terrasson, pour nous donner à croire qu’ils auraient lu Sethos ? Mais Bayle écrit négligemment, trop vite, sans ordre ni méthode, avec la facilité des improvisateurs, et, comme il n’a d’ailleurs ni le don de l’invention verbale, ni le génie de l’expression, ou, si l’on veut encore, comme son style n’est pas à lui, mais à tous ses contemporains, il fatigue. Esprit fragmentaire et décousu, — nous l’avons dit, et on a vu qu’il l’avouait lui-même, — c’est un travail que de le suivre. Il est prolixe ; il est diffus ; il a surtout des transitions d’une ingéniosité redoutable, qui ne lui servent pas, comme à la plupart des écrivains, pour lier ses idées, mais au contraire pour les disperser, pour entraîner son lecteur dans des chemins de traverse, fourrés de scolastique, sur lesquels il s’en embranche d’autres, et d’autres encore sur ceux-ci. C’est ce qu’il appelle égayer sa matière. Cependant, comme il n’a pas la plaisanterie légère, et que, selon le mot de Voltaire, sa familiarité « tombe quelquefois jusqu’à la bassesse, » il nous ennuie bien plus qu’il ne nous divertit. Nous nous demandons, tout en le suivant, si ses digressions sont plus indécentes ou plus importunes ; et, pour décider la question à loisir, ayant une fois fermé le livre, nous ne le rouvrons plus.

Au moins, s’il était passionné ! Mais quoi ! tant de préjugés ou de superstitions contre lesquels, trente ans durant, il a livré de si beaux combats, l’amusent plutôt qu’ils ne l’irritent, et, du fond de sa retraite, le monde, — comme ces marionnettes que l’on conte