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Bornéo. Sa critique ne s’exerce que dans la région des idées, je veux dire quand il pense ; mais, dès qu’il écrit, et surtout quand il lit, elle sommeille. C’est précisément alors que s’éveille celle de Voltaire. Aucune autorité ne lui impose comme telle, et il ne croit que ce qu’il peut s’expliquer. C’est pourquoi, « comme l’histoire des Égyptiens n’est pas celle de Dieu, il est permis de s’en moquer, » et il s’en moque. Tout ce qu’a vu Hérodote est vrai, « mais quand il rapporte les contes qu’il a entendus, son livre n’est plus qu’un roman. « Il faut être « imbécile » pour croire d’Héliogabale « tout ce que rapporte Lampride. » Quant aux « contes » de Grégoire de Tours, nous les rangerons avec ceux d’Hérodote et des Mille et une nuits. Et jusque dans les temps les plus voisins de nous, puisqu’on ne sait si « le grand Gustave a été assassiné par un de ses officiers, » nous ne devrons jamais oublier que « l’histoire de ce globe est comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour, et l’autre moitié plongée dans l’obscurité. » Inférieur à Montesquieu par tant d’autres côtés, Voltaire a sur lui cette supériorité de « ne rien admettre pour vrai qu’il ne le connaisse évidemment être tel ; » et là même est la mesure du progrès que l’Essai sur les mœurs a marqué sur l’Esprit des lois. Mais, comme nous l’avons dit, si c’est Bayle qui, le premier en France, n’a pas craint d’appliquer la rigueur de cette règle cartésienne dans les matières où on l’appliquait le moins et qui l’exigeaient le plus, n’en ferons-nous pas remonter jusqu’à lui le légitime honneur ? Son universelle défiance a renouvelé l’histoire, et, sous ce rapport, jusque dans le siècle où nous sommes, c’est son esprit qui anime toujours les recherches de l’érudition.

Faut-il en dire encore davantage ? On le pourrait, si l’on le voulait ; et par exemple, on pourrait montrer que les « philosophes » du XVIIIe siècle n’ont pas osé suivre Bayle jusqu’au bout de ses déductions. On pourrait montrer que Voltaire n’a pas osé se passer du « Dieu rémunérateur et vengeur » que Bayle, comme autrefois Épicure et Lucrèce, reléguait loin du monde, extra flammantia mœnia mundi, dans les profondeurs hypothétiques de l’espace. Mais sa supposition d’une société purement laïque a si fort épouvanté l’imagination de Rousseau qu’en vérité le citoyen de Genève a comme employé ou consacré toutes les ressources de sa rhétorique à ruiner le principe de la philosophie de Bayle. Qui donc a ainsi résumé toute la pensée de Rousseau ? « Pas de société sans mœurs, et pas de mœurs sans religion. » N’est-ce pas M. Emile Montégut ? On ne saurait mieux dire, et pour en faire en passant la remarque, ceux-là sont bien ingrats qui n’ont pas l’air de se rappeler, quand ils parlent de Rousseau, que, tout ce que la religion a paru regagner le terrain au commencement de ce siècle, elle le doit bien moins à Chateaubriand