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qu’ils ont élargi les proportions d’une entreprise de librairie jusqu’à en faire le monument de la pensée du XVIIIe siècle ; et c’est enfin l’œuvre de Bayle presque entière qu’ils ont refondue dans la leur. Non-seulement une direction, comme avant eux Montesquieu, mais encore une tactique, ou, pour mieux dire, une méthode, voilà donc ce qu’ils doivent à l’auteur du Dictionnaire historique. Il me reste à indiquer quelques-uns des résultats où cette méthode les a conduits.

Pour cela, si j’ai pu montrer où est la différence essentielle de la Politique tirée de l’Écriture sainte et de l’Esprit des lois, je n’aurai qu’à faire voir en quoi consiste celle de l’Esprit des lois et de l’Essai sur les mœurs. « Il n’y a point de prince, dit Bayle, dans le Projet ou Prospectus de son Dictionnaire, quelque soin qu’il prenne de faire tendre des toiles et d’ordonner tout ce qu’il faut pour une fameuse partie de chasse, qui puisse être plus certain de la prise d’un grand nombre de bêtes, qu’un savant critique qui va à la chasse des erreurs doit être assuré qu’il en prendra beaucoup. » Voltaire a médité la leçon, et rien que de l’avoir appliquée, cela lui a suffi pour se faire une originalité d’historien. Mais Bayle dit encore, en un endroit de sa Critique de l’histoire du calvinisme : « Ceux qui ont comparé les actions des princes aux grandes rivières, dont peu de personnes ont vu la source, bien qu’une infinité de gens en voient le cours et les progrès, n’ont pas tout dit. Il fallait ajouter que, comme ces grands fleuves qui roulent majestueusement leurs eaux dans un large et profond canal… ne sont qu’un filet d’eau dans leur origine, de même les fameuses expéditions qui tiennent en suspens une partie du monde ne sont quelquefois qu’une bagatelle dans leur première cause. » C’est ce que Voltaire a également retenu. Sur les traces de Bayle, il a comme élevé à la hauteur d’un principe de critique générale la philosophie des petites causes, et tandis que Montesquieu, pour n’avoir été curieux que de ce qu’il appelait « l’allure générale des choses, » réduisait l’histoire à un problème de mécanique ou tout au plus de physiologie, Voltaire, en y réintroduisant les u maîtresses du prince Eugène, » ou le « verre d’eau de la duchesse de Marlborough, » y a fait vraiment rentrer du même coup la diversité, l’animation, et la vie. D’ailleurs, aussi sagement défiant que l’auteur de l’Esprit des lois est crédule. On peut dire de Montesquieu qu’il a la religion ou la superstition des textes. Hérodote ou Tite-Live, Diodore ou Quinte-Curce, Grotius ou Puffendorf, Chardin ou Tavernier, le a président » les « extrait, » pour ainsi parler, avec des mains pieuses, et sa confiance dans l’authenticité des lois de Lycurgue ou de Charondas n’a d’égale que celle qu’il met dans la véracité des Relations de Macassar ou de