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de la vie en dehors d’elle, croyons ce que nous voudrons ou ce que nous pourrons, mais, des croyances du passé, ne retenons que celles qui sont indispensables au maintien de l’institution sociale. C’est déjà tout l’esprit du XVIIIe siècle, et déjà, dans toutes les directions, c’est ce que l’œuvre de Bayle insinue.

Aussi son succès a-t-il été considérable, et nous en avons des preuves matérielles, pour ainsi parler. Quatre éditions de ses Pensées sur la comète se sont succédé en vingt ans, de 1682 à 1704, et c’est moins que les Caractères, mais c’est plus que le Discours sur l’histoire universelle, dont nous ne connaissons que deux réimpressions pour le même laps de temps, de 1681 à 1703. Sa Critique de l’histoire générale du calvinisme, — 1682, — avec ses digressions quelque peu libertines, et parfois amusantes, sur le point de savoir « par quelle dispensation de la Providence le sexe aime tant le mariage, » ou « s’il est permis de renoncer à la continence par considération pour sa santé ; » sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, — 1685 ; — son Commentaire philosophique sur le Compelle Intrare, — 1686, — où je ne sache pas un argument en faveur de la tolérance qu’avant Locke et avant Voltaire il n’ait développé presque éloquemment, ont encore été mieux accueillis du public. La Fontaine, entre deux fables, a lu ses Nouvelles de la République des lettres, et Boileau son Dictionnaire, entre l’Épître sur l’amour de Dieu et la Satire sur l’équivoque. Sait-on encore, ou sait-on assez qu’en moins d’un demi-siècle, de 1697 à 1741, il a paru jusqu’à onze éditions de ce livre fameux, dont deux traductions anglaises ? Qu’est-ce à dire, sinon qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, dans l’Europe entière du temps de la régence, partout où l’on commençait à douter, deux ou trois générations d’écrivains se sont formées à l’école de Bayle. C’est vraiment dans ses écrits que Montesquieu, que Voltaire, que Diderot, que Rousseau, qu’Helvétius, — pour ne rien dire des moindres, — ont comme appris à lire, à raisonner, à penser. Quelque chose de son esprit a pénétré, a passé, s’est comme incorporé dans toutes les grandes œuvres du XVIIIe siècle, dans l’Esprit des lois, dans l’Encyclopédie, dans l’Essai sur les mœurs ; et, à cette étendue d’influence, si quelqu’un, comme l’auteur de l’Emile, semble d’abord avoir échappé, il l’a subie autant que personne, puisque sa philosophie n’a pris conscience d’elle-même, ne s’est vraiment connue, ne s’est posée enfin qu’en s’opposant à celle de l’auteur du Dictionnaire historique et des Pensées sur la comète.

Demandons-nous, par exemple, en quoi l’Esprit des lois diffère de la Politique tirée de l’Écriture sainte et l’intention de Montesquieu de celle de Bossuet. N’est-ce pas en ceci que les principes