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— et je ne parle que de la France, — on était en effet lassé de leurs interminables disputes. Boileau lui-même, vieux et pieux, qui ne se piquait pas d’être un grand clerc, s’en déclarait assommé, dans cette Satire sur l’Équivoque, que le gouvernement de Louis XIV, pour cette raison peut-être, refusait de laisser paraître. N’était-ce pas aussi, de leur côté, pour une raison du même genre, — parce qu’ils sentaient grandir l’indifférence autour d’eux, pour eux et pour leurs idées, — que Bossuet gardait en portefeuille sa Défense de la Tradition et Fénelon sa Réfutation du Traité de la Nature et de la Grâce ? On se souciait bien de ce que saint Augustin avait pensé, saint Jean-Chrysostome ou saint Thomas d’Aquin ! Le goût n’y était plus. Mais partout, dans les salons où l’on venait se distraire de la morosité de la cour ; dans les « cabarets à caffé, où les plus honnêtes gens ne se faisaient pas scrupule d’aller passer leurs heures perdues ; » jusque dans les promenades, aux Tuileries ou au Palais-Royal, des préoccupations nouvelles se faisaient jour. On causait maintenant de guerre et de politique, d’administration et de finances. Déjà, selon le mot de la Bruyère, on se sentait « contraint dans la satire, » et, en attendant de pouvoir discuter « les grands sujets, » un vague besoin de liberté s’échappait en mauvaise humeur, en épigrammes, en pamphlets contre les puissances. Insensiblement, la notion confuse, presque inconsciente encore, d’un état de choses différent, sinon meilleur, se précisait dans les esprits. On parlait déjà de droits du peuple, et de pacte ou de contrat social. Cent ans avant que d’être inscrite dans les lois, la cause de la tolérance était gagnée dans l’opinion. La révocation de l’édit de Nantes, la persécution dirigée contre Port-Royal, avaient opéré ce miracle ; et, après avoir applaudi à la réalisation de l’unité religieuse, dix ans ne s’étaient pas écoulés que l’on se demandait, en vérité, s’il était bien sûr que l’unité valût le prix dont on l’avait payée.

Dans ce milieu déjà si différent de celui pour lequel avaient écrit Bossuet et Pascal, représentez-vous l’effet des idées de Bayle. Jamais rencontre plus opportune, ou convenance plus entière. On ne voyait pas bien ce qu’il voulait, et, je le répète, peut-être ne le voyait-il pas très clairement lui-même ; mais ce qu’on voyait très nettement, c’était ce qu’il ne voulait plus, et dont on ne voulait pas davantage. Plus de théologie ni de métaphysique, de la morale ! J’en ai donné jadis pour preuve les Sermons de Massillon. Ils sont à peu près contemporains du Dictionnaire de Bayle ; et je n’ai garde ici d’en faire aucune comparaison, mais enfin par rapport à ceux de Bossuet et de Bourdaloue, ce n’est pas moi qui ai dit le premier que le dogme y tenait moins de place que la morale, et que la morale en était toute laïque. Évidemment la question est de vivre. Vivons donc ; et au lieu de chercher l’objet