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et insulter au nombre de leurs adversaires. En un mot, la vérité perdrait hautement sa cause, si elle était décidée à la pluralité des voix… La justice, la raison, la prudence sont du côté du petit nombre en cent occasions et tel, qui est seul de son avis, opine plus sagement que tout le reste de la compagnie… Et si vous exceptez les choses qui concernent le gouvernement, parce qu’il n’a pas été possible de se servir de la méthode de peser les voix et non pas de les compter, vous trouverez que rien n’oblige à se soumettre à l’autorité du grand nombre, et qu’on doit prendre l’autre parti, dans les matières historiques ou philosophiques, si la raison le demande, et dans les matières de religion, si la conscience le veut. — [Continuation des Pensées diverses, édition de 1727, p. 193, 194, 195.]


Ce dédain de l’autorité populaire a permis à Bayle en son temps, et permettrait encore à ceux qui suivraient sa morale, de croire, en toute occasion, qu’ils ont mieux vu que les autres, ou même que, de penser autrement que la foule, c’est justement une présomption, sinon la preuve qu’ils ont bien vu. Pour s’enquérir de la vérité, la foule n’a ni le temps, ni la capacité, ni le discernement qu’il faudrait, mais surtout elle n’a pas la liberté d’esprit. Préoccupée qu’elle est de toute sorte de préjugés, et d’ailleurs foncièrement égoïste, uniquement attentive à ses intérêts immédiats, lesquels sont assez souvent le contraire de l’intérêt commun, elle est de plus naturellement moutonnière : « Quand les brebis sont dispersées, disait le vieux Caton, aucune ne se règle sur les autres, mais, quand elles sont ensemble, elles suivent toutes les unes après les autres celles qui commencent à courir d’un certain côté. » Le troupeau de Panurge en est un mémorable et trop authentique exemple ! Ainsi des foules et des assemblées. Nous le savons mieux que Bayle, si nous le savons par une plus longue expérience ; et combien il est rare que les grands courans se déterminent dans le sens de la justice et de la vérité ! Mais il en résulte pour celui qui pense le droit de se tirer lui-même de la foule ; d’opposer aux entraînemens de l’opinion les résultats de sa méditation solitaire ; de comprendre autrement la religion, la philosophie, la morale ; d’en appeler quotidiennement du peuple mal informé au peuple mieux informé ; de mettre en échec, s’il en a quelquefois le pouvoir, les décisions du consentement universel ; et de rétablir ainsi, contre les assauts de la sottise ou de la violence, contre les attentats de la force, avec les droits de la minorité, ceux de la raison, de la justice et de la vérité. Si la méthode en est quelquefois hasardeuse, on ne peut pas dire qu’elle soit vaine ; Bayle en est lui-même un exemple ; et sans doute elle est étrangement aristocratique, mais on ne saurait nier qu’elle ait de quoi réparer ou prévenir au besoin